L’Entrée dans le monde (Louis-Benoît PICARD)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du palais des Variétés, le 15 juin 1799.

 

Personnages

 

TÉRIGNI, jeune héritier

FABRICE, jeune homme sans fortune

CLERMONT, vieux militaire

DABLANVILLE, intrigant

BEAUPRÉ, riche du jour

DUMONT, riche du jour

DERLANGE, joueur

FAVEL, journaliste

UN PORTIER

MADAME SAINT-ALARD

AGLAÉ, fille de madame Saint-Alard

SOPHIE, sœur de Fabrice

JUSTINE, femme de chambre de madame Saint-Alard

MADAME DUMONT, femme de Dumont

 

La scène se passe chez madame Saint-Alard.

 

 

PRÉFACE

 

Le titre de cette pièce est bien ambitieux ; le sujet en est bien vaste, ou plutôt bien vague. Suivant un journal du temps, chaque spectateur avait fait d’après ce titre une pièce dans sa tête avant d’avoir vu celle de l’auteur. Je crois cependant que le plus grand nombre s’attendait à voir ce que j’ai essayé de peindre, un jeune homme à son premier pas dans le monde, entouré de pièges et de séductions, tel que l’indique le vers d’Horace que j’ai pris pour épigraphe :

Cereus in vitium flecti, monitoribus asper.

Une pièce sous le titre de l’Entrée dans le Monde m’imposait l’obligation d’offrir un tableau du Monde. Pour bien ordonner ce tableau, je crus devoir ajouter et lier à l’action principale quelques scènes et quelques caractères épisodiques. Je crus surtout devoir peindre les vices et les ridicules qui existaient au moment où je composais l’ouvrage.

En 1799, des femmes galantes, ou ruinées, comme madame Saint-Alard, montaient une maison sur le ton de l’opulence, et trouvaient le moyen de fournir à leurs dépenses par le produit de la bouillotte ou du trente et-un ; des jeunes filles, comme mademoiselle Aglaé, jouaient l’amour et la sensibilité pour trouver un établissement. Les salons de ces sortes de maisons offraient un mélange ou plutôt une confusion de toutes les classes de la société. On y voyait des députés des départements, comme M. Beaupré, qui fréquentaient les restaurateurs et les théâtres, courtisaient les dames, et spéculaient à la bourse ; de nouveaux enrichis, comme M. Dumont, bien insolents, bien grossiers, se plaignant d’être mal servis, et oubliant qu’ils avaient été laquais avant les assignats ; des femmes à sentiments, comme madame Dumont, qui se piquaient d’allaiter leurs enfants, et passaient la nuit au bal, prodiguaient des paroles pleines d’amour à leur mari, et se faisaient donner des diamants et des châles par un amant. À la même époque, de petits pédants, comme Favel, à peine échappés du collège, abusant de la licence de la presse, faisaient un journal, et, après avoir déraisonné sur la politique, prononçaient en oracles sur sa littérature ; des ferrailleurs, comme Derlange, avaient des maîtresses qu’ils appelaient leurs femmes, et se donnaient ridiculement un air de bonne compagnie dans les cafés, qu’ils ne quittaient que pour aller au jeu. Je laisse au lecteur à juger jusqu’à quel point ces mœurs ont changé.

On me reprocha l’immoralité de presque tous ces personnages. Ayant à faire tourner vers le vice un jeune homme plein d’honneur, il fallait l’entourer des vicieux du jour. Le premier d’entre eux est un de ces êtres si communs sous tous les régimes, si connus sous le nom de chevaliers d’industrie, qu’on voit, comme mon Dablanville, aujourd’hui dans l’opulence, demain dans la misère ; car ils n’ont pas plus d’économie que de probité.

Les caractères des personnages intéressants ne tiennent pas à l’époque où la pièce fut écrite ; mais ils me paraissent bien choisis. Fabrice, jeune, raisonnable, que j’ai tâché de ne pas rendre pédant, s’apercevant des pièges tendus à son ami, me fournit l’occasion d’exprimer le but de l’ouvrage dans sa scène avec l’honnête Clermont dont il invoque les lumières et l’expérience. Sophie tour à tour fait sourire et attache le spectateur par sa confiance en Térigni, l’étonnement où la jette la coquetterie des Parisiennes, son inquiétude, sa jalousie, son dépit et son malheur ; car elle se trouve aussi victime des fripons, sans l’avoir mérité comme Térigni ; enfin, ce jeune Térigni me paraît ce qu’il doit être, honnête, candide, enthousiaste, curieux de voir et de jouir, facile à se laisser entraîner au vice, facile à se laisser ramener à la vertu. Je me sais gré de ne lui avoir fait oublier sa Sophie que dans un moment d’ivresse. Je me sais gré de l’avoir presque sur-le-champ livré aux regrets et rendu à l’amour. Je crois qu’il fait des fautes, mais qu’il n’est jamais avili.

Il y a de grands défauts dans cette comédie. Je fus séduit par l’idée de peindre la première impression qu’éprouvent de jeunes provinciaux à leur arrivée à Paris. Il en résulte que les événements se précipitent d’une manière invraisemblable. Comment est-il possible qu’en un seul entretien Dablanville s’empare de la confiance de Térigni ? La scène me donna beaucoup de peine, et je la crois bien faite. Dablanville y est adroit, et Térigni n’y paraît pas trop crédule ; mais ne valait-il pas mieux que Térigni fût à Paris au moins depuis quelques jours, et que Dablanville eût déjà pris quelque empire sur lui ? Le sujet étant trop vaste, je fus entraîné à multiplier les personnages, défaut qu’on me reproche dans cet ouvrage et dans plusieurs autres. Ayant des vices à peindre plutôt que des ridicules, je ne suis comique que par intervalles, et ma pièce est souvent sérieuse et sentencieuse. Pour réunir tant de personnages, il me faut un concours de circonstances fort extraordinaire. Par quel hasard Dablanville demeure-t-il chez madame Saint Alard ? Par quel hasard d’honnêtes jeunes gens comme Fabrice et sa sœur ignorent-ils tout-à-fait la perversité de leur tante, viennent-ils s’établir chez elle, y amènent ils leur ami Térigni, et ne sont-ils pas en défiance de cette tante qui s’amuse à changer de nom ? Enfin, le dénouement, qui fait assez d’effet à la représentation, tient encore au hasard, et ne sort ni du fond du sujet, ni du jeu des caractères. Si le fils de Clermont n’avait pas été la première victime de mesdames Saint-Alard, Térigni n’était pas éclairé sur les pièges qu’on lui tendait.

Malgré tous ses défauts, la pièce a toujours été vue avec plaisir, et peut encore, je crois, obtenir quelque succès à la lecture. J’aime à me flatter que le lecteur trouvera quelque force comique, quelque hardiesse même dans les caractères de Dablanville et de madame Saint-Alard, dans leurs scènes de complots et de querelles. J’aime à me flatter qu’il s’intéressera à mon jeune homme, à son jeune ami, surtout à sa jeune maîtresse, et qu’il sera touché de leurs scènes d’épanchements et d’adieux. Je ne suis point l’ami du drame ; mais les situations attendrissantes ne sont pas interdites à l’auteur comique. On les lui pardonnera, on lui en saura même bon gré, toutes les fois que dans le sentiment comme dans l’expression il ne sera point sorti du naturel et de la vérité.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

TÉRIGNI, FABRICE, SOPHIE, tous les trois en habits de voyage, JUSTINE

 

SOPHIE.

Enfin nous voici donc arrivés à Paris.

TÉRIGNI, avec enthousiasme.

Voilà le monde ouvert devant nous, mes amis.

JUSTINE, avec importance et rapidité.

Votre tante est sortie avec mademoiselle,

En vous recommandant tous les trois à mon zèle.

À Fabrice.

Je ne me trompe pas. Monsieur est le neveu ;

C’est qu’en air de famille on se connaît un peu.

En montrant Sophie.

Et voici votre sœur ; cette aimable Sophie,

De toute la maison d’avance si chérie ;

En montrant Térigni.

Et voici votre ami, ce jeune homme charmant,

Pour qui vous nous faisiez chercher un logement ;

C’est monsieur qui doit être un jour millionnaire,

Que madame retient pour son pensionnaire.

Vous voyez, je sais tout : vous venez à Paris,

Après avoir perdu vos parents au pays ;

Votre tante vous offre un asile chez elle ;

Vous l’acceptez pour vous et pour mademoiselle ;

Et monsieur, profitant de cette occasion,

Vient avec vous finir son éducation.

Madame ma donné sa confiance entière ;

J’aurai bientôt la vôtre, ou du moins je l’espère.

Mais, pardon, plus longtemps je ne saurais causer ;

Dans vos appartements il faut tout disposer ;

C’est moi qui veille à tout quand madame est absente.

Adieu, mademoiselle ; elle est vraiment charmante.

Elle fait une révérence et sort.

 

 

Scène II

 

FABRICE, TÉRIGNI, SOPHIE

 

TÉRIGNI.

Eh bien ! Fabrice, toi qui te peins tout en noir,

Tu vois comme on s’empresse à bien nous recevoir.

FABRICE.

Je n’ai jamais douté du bon cœur de ma tante ;

Je me rappelle encor cette lettre touchante.

« Venez, écrivait-elle ; accourez, chers enfants,

« Il vous reste à Paris encor de bons parents :

« La mort vous a ravi la mère la plus tendre ;

« Autant qu’il est en moi, je saurai vous la rendre. »

SOPHIE, comme se rappelant les propres mots de la lettre de sa tante.

« Ma fille, à sa cousine, ou plutôt à sa sœur,

« Car c’est le nom chéri que lui donne son cœur,

« Promet son amitié d’avance, et pour la vie. »

Jusqu’aux larmes, vois-tu, ces mots m’ont attendrie :

À Térigni.

Quoi que de ma cousine et de vous on ait dit,

Au voyage dernier que chez nous elle fit,

Cette lettre a suffi pour me la rendre chère.

À Fabrice.

Je sens qu’avec plaisir je la verrai, mon frère.

FABRICE.

Aussi j’ai répondu, ma sœur, en acceptant

Cet asile où déjà l’amitié nous attend.

TÉRIGNI.

Quand ma mère avec toi consentit que je vinsse,

Pour me faire quitter le ton de la province,

Comme aussitôt, craignant d’obliger à demi,

Ta bonne tante offrit sa table à ton ami !

FABRICE.

Sur ce point nous serons toujours d’accord ensemble ;

Mais t’imagines-tu que chacun lui ressemble ?

TÉRIGNI.

Ne sait-on pas, pour peu qu’on ait quelque bon sens,

Que ce monde est mêlé de bons et de méchants ?

De ma part ne crains pas de méprise fatale ;

Je saurai discerner... Remets donc ta morale

À quelqu’autre moment, et parlons du bonheur

De nous voir à Paris, dans ce monde enchanteur,

Dont nos livres nous font de si belles peintures.

Si, ne l’ayant encor vu que dans nos lectures,

Nous lui devons déjà mille plaisirs divers,

Combien ses agréments, ses beautés, ses travers

Vont-ils nous enchanter et nous servir d’école,

Quand nous-mêmes enfin y jouerons notre rôle !

SOPHIE.

C’est que Paris, dit-on, est un séjour divin :

Il faut aller tout voir, mon frère, et dès demain.

TÉRIGNI.

Oui, nous irons tous trois, et ne crois pas, de grâce,

Que mon temps tout entier en vains plaisirs se passe :

Le temps est précieux, mon cher, à vingt-deux ans ;

Je saurai, comme il faut employer les instants.

FABRICE.

Ne tarde pas surtout à me faire connaître

Ce Clermont qui consent à te servir de maître :

De ses leçons aussi je voudrais profiter.

TÉRIGNI.

Dès demain nous irons chez lui nous présenter.

Il doit avoir reçu la lettre de ma mère.

FABRICE.

C’était l’intime ami de feu ton pauvre père.

TÉRIGNI.

Un peu brusque, dit-on, mais bon cœur, sens exquis.

FABRICE.

Dans le génie il a bien servi son pays.

TÉRIGNI.

On le dit fort instruit dans les mathématiques...

FABRICE.

Auxquelles on entend surtout que tu t’appliques.

TÉRIGNI.

Oui ; mais, sans borner là mes études, ami,

Les langues et les arts m’occuperont aussi ;

L’anglais, l’italien, l’allemand, la musique,

Dessin, morale, danse, histoire et politique ;

Voilà de quoi finir mon éducation.

À bien considérer ma situation,

Je peux sortir un jour de la classe commune.

Je tiens de mes parents une immense fortune ;

Fort jeune, pas mal fait, et n’étant pas un sot,

Sans vanité l’on peut sentir ce que l’on vaut.

Et tiens, voici mon plan : le matin, mes études,

Je saurai les tourner en douces habitudes :

Je m’entoure à dîner d’amis, d’hommes instruits ;

On en trouve aisément à choisir à Paris :

Puis, honnêtes plaisirs vers le soir ; comédie,

Concert, doux entretien, légère poésie ;

Point de jeu, point d’excès ; cependant chaque jour

À l’amitié fidèle, et fidèle à l’amour,

Je te verrai, Fabrice, et vous, ô ma Sophie !

C’est vous surtout, c’est vous qui charmerez ma vie.

Ainsi donc, observant le monde, et me formant

Tout à-la-fois le cœur, l’esprit, le jugement,

Au travail, au plaisir j’emploierai ma jeunesse :

Ce plan-là n’est-il pas dicté par la sagesse !

FABRICE.

Non. Le sage, mon cher, n’étend pas ses projets

Aux choses qu’il ne peut exécuter jamais.

Tout apprendre ! eh ! bon Dieu, quelle est cette manie ?

Lorsque pour un seul art c’est peu de notre vie !

Il ne m’appartient pas de te faire un sermon ;

Qu’importe qui le fasse, après tout, s’il est bon ?

Ami, je crains pour toi jusqu’à tes vertus même,

Ton cœur facile et bon, ta confiance extrême,

Ton goût pour les plaisirs, un peu de vanité,

Surtout dans tes desseins cette légèreté.

Déjà plein des héros de la Grèce et de Rome,

De ton siècle tu crois devenir le grand homme :

Quand on veut tout savoir, que peut-on savoir bien ?

Qui se croit propre à tout, souvent n’est bon à rien.

Pour moi, j’ai quelque goût pour les mathématiques ;

Eh bien ! elles feront mes études uniques ;

Comme c’est constamment que je les apprendrai,

À les savoir à fond bientôt je parviendrai ;

Et par quelques talents occupant bien ma vie,

Peut-être je paierai ma dette à ma patrie ;

C’est le plan que toujours je me suis proposé :

Le tien est plus brillant, le mien est plus aisé.

TÉRIGNI.

Peut-être en est-ce trop à-la-fois que j’embrasse ?

Toi, garçon plus sensé, dirige-moi, de grâce ;

Toi, mon premier ami, toi, mon premier censeur,

Mon frère, puisqu’enfin tu m’as promis ta sœur.

FABRICE.

Oui, ton amour, ami, date de notre enfance,

Comme notre amitié. Les serments de constance

Que vous vous étiez faits dans ces temps trop heureux

Ont été répétés depuis par tous les deux.

À ma sœur, Térigni reste toujours fidèle.

SOPHIE.

À ce mot seul ma crainte encor se renouvelle.

Vous allez vous trouver entouré de beautés ;

Ma cousine Aglaé...

TÉRIGNI.

Quoi ! vous la redoutez !

SOPHIE.

Vous l’aimiez, m’a-t-on dit ?

TÉRIGNI.

Non. Vous fûtes absente

Pendant tout son voyage. Elle est fort séduisante ;

Mais comment oublier notre amitié, nos jeux,

Nos parents souriant à nos premiers aveux ?

Non, jamais Térigni ne vous sera parjure.

SOPHIE.

Allons, de votre bouche un seul mot me rassure.

TÉRIGNI.

Ses traits vifs et mordants savaient me réjouir ;

Mais j’ai pu l’écouter, je crois, sans vous trahir.

SOPHIE.

Paix ! On vient.

FABRICE.

C’est ma tante et ma belle cousine.

 

 

Scène III

 

FABRICE, TÉRIGNI, SOPHIE, MADAME SAINT-ALARD, AGLAÉ

 

MADAME SAINT-ALARD, parlant de dehors.

Où sont-ils ? où sont-ils, conduisez-nous, Justine.

Accourant, à Fabrice.

Cher neveu !

AGLAÉ, de même.

Cher cousin !

MADAME SAINT-ALARD.

Qu’il me tardait, hélas !

De pouvoir vous serrer tous les deux dans mes bras !

En montrant Térigni.

C’est monsieur Térigni, l’ami de la famille,

Ce jeune homme opulent ?... Saluez donc, ma fille.

FABRICE.

Quel gracieux accueil !

MADAME SAINT-ALARD.

Vous connaissez mon cœur,

Pouviez-vous en douter ? De ma défunte sœur

Voilà bien tous les traits : tous les jours je la pleure,

N’est-ce pas, Aglaé ? Mais quoi ! dans ma demeure

Amener avec vous un hôte intéressant !

Vous savez reconnaître un bienfait ; c’est charmant !

TÉRIGNI.

Madame, en vérité...

MADAME SAINT-ALARD, à sa fille.

Mais, parlez donc, ma chère,

Ou bien l’on va vous croire une sotte.

AGLAÉ, avec apprêt.

Ma mère...

MADAME SAINT-ALARD, à Térigni.

Elle est toujours timide, excusez. On m’a dit

Que vous étiez, Fabrice, un jeune homme d’esprit ;

Il en avait aussi beaucoup feu votre père :

Oui, mais point de conduite et peu de caractère ;

Je lui disais : « Songez, mon frère, à vos enfants ;

« Après vous, ils seront à charge à vos parents : »

Cela n’a pas manqué ; s’il eût voulu m’en croire...

FABRICE, se hâtant d’interrompre sa tante.

Ma tante, comme nous, respectez sa mémoire ;

Ses torts à ses enfants doivent être inconnus,

Et nous n’avons jamais songé qu’à ses vertus.

MADAME SAINT-ALARD.

Fort bien. Je vous marquais dans ma lettre dernière

Que le beau monde ici se rendait d’ordinaire ;

Vous trouverez chez moi, messieurs, sans vanité,

Une école de goût, d’esprit, d’urbanité :

Vous entrez dans le monde ; une maison pareille

Vous doit à tous les trois convenir à merveille.

Jugez-en dès ce soir ; je n’exagère pas.

C’est mon jour justement ; si vous n’êtes pas las,

À ma société tous trois je vous présente.

SOPHIE.

Nous acceptons cette offre avec plaisir, ma tante.

FABRICE.

Que fait-on ?

MADAME SAINT-ALARD.

Mais, on joue.

FABRICE.

On joue !

TÉRIGNI.

On joue !

MADAME SAINT-ALARD.

Oh ! peu ;

On est libre d’ailleurs de jouer petit jeu.

Ici chacun à vous d’avance s’intéresse.

À Fabrice et à Sophie.

J’ai conté vos malheurs.

À Térigni.

On sait votre richesse.

SOPHIE.

Mais dans un tel état puis-je me présenter ?

MADAME SAINT-ALARD.

Ma fille à vous parer voudra bien se prêter.

Elle se met si bien ! Pardon si je la vante ;

C’est mon enfant.

À Térigni.

Comment la trouvez-vous ?

TÉRIGNI.

Charmante !

Sophie, à ce mot de Térigni, se trouble et laisse échapper, malgré elle, son dépit.

MADAME SAINT-ALARD, à sa fille.

Parlez donc.

AGLAÉ.

Oh ! je sais que monsieur est galant.

MADAME SAINT-ALARD.

Mais il faut à chacun montrer son logement.

Justine, conduisez... Pardon si je vous laisse.

Ma fille dans l’instant va vous joindre, ma nièce.

À sa fille.

Un mot, mademoiselle.

TÉRIGNI, avec enthousiasme.

Ainsi donc dès ce soir

Je pourrai par mes yeux tout observer, tout voir.

FABRICE.

Garde-toi de juger sur la simple apparence :

Du fond des cœurs le temps donne seul connaissance.

SOPHIE, à Térigni.

Vous savez bien placer un tendre compliment,

Et ma cousine aussi doit vous trouver charmant.

Justine est entrée quand sa maîtresse l’a appelée. Elle indique à chacun l’appartement qui lui est destiné. Térigni, Fabrice et Sophie sortent.

MADAME SAINT-ALARD, à Justine.

Justine, envoyez-moi, s’il vous plaît, Dablanville.

Justine sort.

 

 

Scène IV

 

MADAME SAINT-ALARD, AGLAÉ

 

MADAME SAINT-ALARD.

Ils sont partis ; laissons tout discours inutile.

Votre état et le mien doit vous être connu ;

Nos dépenses sont loin de notre revenu.

Sans le jeu je serais fort à plaindre, ma fille :

On me croit de grands biens ; dans le monde je brille ;

C’est à force de soins. Pour qui ces soins ? Pour vous.

J’ai toujours espéré vous trouver un époux.

Votre père a mangé sa fortune et la mienne,

Et vous voyez encor qu’il faut que je soutienne

Des parents... J’étais loin, quand je leur écrivis,

De penser qu’ils allaient accourir à Paris ;

C’était un compliment de pure politesse ;

Et de me prendre au mot le cher neveu s’empresse :

Mais ne nous plaignons pas de leur séjour ici,

Puisque nous leur devons ce jeune Térigni.

Il est fort riche ; il fait ce qu’il veut de sa mère :

Vous êtes jeune, aimable, et bien faite pour plaire.

On m’a dit qu’il avait certain penchant pour vous :

Si vous le voulez bien, je le tiens votre époux.

AGLAÉ.

Avez-vous oublié la passion fatale

De ce jeune Clermont, la colère brutale

De son père ?

MADAME SAINT-ALARD.

Eh ! qu’importe ? Et du père, et du fils

Entendons-nous parler ? Sont-ils même à Paris ?

Et, quand ils y seraient, qu’en aurions-nous à craindre ?

Sous notre nouveau nom pourraient-ils nous atteindre ?

Tous deux nous connaissaient sous le nom de Dupré ;

Hors nos parents, de tous ce nom est ignoré.

AGLAÉ.

Tranquille, grâce au ciel, avec ma conscience,

De tous leurs vains propos je brave l’insolence ;

Mais à l’amour je crains toujours de me livrer.

MADAME SAINT-ALARD.

À Clermont, Térigni peut-il-se comparer ?

AGLAÉ.

Dans le peu de séjour que j’ai fait chez ma tante,

Je ne m’en cache pas, mon âme franche, aimante

Sut trop apprécier peut-être Térigni ;

Et c’est vraiment, je crois, un excellent parti ;

Prenant tout à coup un autre ton.

Mais je tremble... Comment trouvez-vous ma cousine ?

On nous avait vanté ses grâces et sa mine :

Elle est fort jeune, soit ; mais est-elle si bien ?

Un air gauche, des yeux qui ne vous disent rien.

MADAME SAINT-ALARD.

Toujours des traits malins, comme à ton ordinaire ;

Mais, sans plus de délais, va la trouver, ma chère :

Ne la rends pas si belle en la parant au moins ;

Pour toi, ma chère enfant, réserve tous tes soins.

AGLAÉ.

Son ton provincial sera bien difficile

À corriger. Je sors. Voici ce Dablanville.

MADAME SAINT-ALARD, d’un air très dédaigneux.

Ah ! ah !

Aglaé sort.

 

 

Scène V

 

MADAME SAINT-ALARD, DABLANVILLE, mis très modestement

 

DABLANVILLE, d’un air suppliant.

Vous désirez m’entretenir, dit-on ?

MADAME SAINT-ALARD, d’un air très haut.

Dès ce soir il vous faut quitter cette maison :

Voilà ce qu’à l’instant j’ai voulu vous apprendre.

DABLANVILLE.

Pourquoi donc ?

MADAME SAINT-ALARD.

Je n’ai pas de comptes à vous rendre.

DABLANVILLE.

Ah ! je le sais fort bien ; mais enfin quel sujet ?

MADAME SAINT-ALARD.

Quel sujet ? Le voici. Je ne vous crois pas fait,

Monsieur, pour habiter une maison décente :

La mienne fut toujours honnête, je m’en vante.

Sur ses hôtes il faut que l’on soit délicat :

Vous êtes sans aveu, sans moyens, sans état.

DABLANVILLE.

Moi, j’en ai vingt pour un : comme on vous calomnie !

MADAME SAINT-ALARD.

Oui, l’intrigue, le jeu : vous vivez d’industrie.

DABLANVILLE.

Chacun vit comme il peut.

MADAME SAINT-ALARD.

Depuis qu’en ce grenier.

Vous logez, vous avez oublié de payer.

DABLANVILLE.

Oublié, c’est le mot, et ma misère est telle !...

MADAME SAINT-ALARD.

Je suis fort au-dessus de cette bagatelle ;

Je vous aurais encor gardé, j’ai si bon cœur :

Mais quoi ! de ma maison je veux sauver l’honneur ;

Votre chambre d’ailleurs me devient nécessaire ;

Je la donne au valet d’un nouveau locataire,

Fort riche, que chez moi l’on met en pension ;

Il vient finir ici son éducation.

DABLANVILLE.

Jeune ?

MADAME SAINT-ALARD.

Il a vingt-deux ans.

DABLANVILLE.

Riche ?

MADAME SAINT-ALARD.

Fortune immense.

Un tel hôte vaut bien quelques égards, je pense.

DABLANVILLE.

Et qui vient à Paris pour la première fois ?

MADAME SAINT-ALARD.

Mais que de questions ! Vous comptez, je le vois,

Déjà trouver en lui quelque dupe nouvelle ;

Ne vous en flattez pas ; il est sous ma tutelle.

Nos principes entre eux diffèrent.

DABLANVILLE.

Mais pas tant.

MADAME SAINT-ALARD.

Plaît-il ?

 

 

Scène VI

 

MADAME SAINT-ALARD, DABLANVILLE, JUSTINE

 

JUSTINE.

On veut parler à madame.

MADAME SAINT-ALARD.

Un instant.

À Dablanville.

Comme il est tard, ce soir restez ; mais de bonne heure,

Demain matin, monsieur, quittez cette demeure.

Elle sort.

DABLANVILLE.

Oui, madame.

 

 

Scène VII

 

DABLANVILLE, JUSTINE

 

DABLANVILLE, en retenant Justine qui allait suivre madame Saint-Alard.

Deux mots.

JUSTINE.

Ah ! ne m’arrêtez pas,

Car nous avons déjà ce soir tant d’embarras.

DABLANVILLE.

Oui, je sais, vous avez un nouveau locataire.

JUSTINE.

Ils sont bien trois vraiment, et la sœur et le frère,

Et puis leur jeune ami Térigni.

DABLANVILLE.

Qui, dit-on,

Est riche...

JUSTINE.

Il doit avoir un jour un million,

Et voilà ce qui rend madame si contente :

Vous savez que je suis ici la gouvernante ;

Je vois ce qui se fait, j’entends ce qui se dit ;

On devine le reste avec un peu d’esprit.

Sur ce jeune homme à peine arrivé de voyage

On a des projets.

DABLANVILLE.

Bon !

JUSTINE.

Projets de mariage.

DABLANVILLE.

Oui-da !

JUSTINE.

Mademoiselle a bien près de vingt ans.

DABLANVILLE.

Déjà !

JUSTINE.

De l’établir je pense qu’il est temps ;

Sans vouloir parler mal ici de ma maîtresse,

Et la mère et la fille ont du tact, de l’adresse :

Ce jeune homme d’ailleurs est si neuf, est si bon...

Pourvu qu’entre les mains de quelque adroit fripon

Il n’aille pas tomber.

DABLANVILLE.

Ce serait bien dommage.

JUSTINE.

N’est-ce pas ?

DABLANVILLE.

C’est qu’il a beaucoup d’argent, je gage ?

JUSTINE.

Sa mère l’idolâtre.

DABLANVILLE.

Et tant qu’il en voudra

La bonne femme ici sans doute en enverra.

JUSTINE.

Et comme il est d’ailleurs d’une jeunesse extrême,

On vous le mènera !... Mais le voici lui-même,

Là, n’a-t-il pas bon air dans son nouvel habit ?

N’allez pas répéter ce que je vous ai dit.

DABLANVILLE.

Fi donc !

JUSTINE.

Quoique fort douce au fond dans mes critiques,

Nous avons toujours tort, nous autres domestiques.

Je vous laisse ; au revoir.

Elle sort.

DABLANVILLE.

Très humble serviteur.

 

 

Scène VIII

 

TÉRIGNI, en habit plus élégant, DABLANVILLE

 

DABLANVILLE, se retournant après ces derniers mots à Justine, et se trouvant en face de Térigni.

Au jeune Térigni je crois que j’ai l’honneur

De parler ?

TÉRIGNI.

À lui-même.

DABLANVILLE.

Ah ! quelle jouissance

Pour moi de pouvoir faire avec vous connaissance !

TÉRIGNI.

Avec moi ! Je ne sais par où j’ai mérité...

DABLANVILLE.

Par où ? Combien de gens déjà nous ont vanté

Ce jeune homme charmant, plein d’esprit, sûr de plaire.

De tout le monde aimé, comme il l’est de sa mère.

Jeune homme, votre nom vous avait devancé.

TÉRIGNI.

Je ne me croyais pas de la sorte annoncé ;

Mais enfin à qui dois-je un si flatteur éloge ?

DABLANVILLE.

Je suis l’un des amis de celle qui vous loge,

Madame Saint-Alard ; elle m’aime vraiment,

Et m’en donnait la preuve encor dans le moment.

J’ai connu votre père aussi ; de Dablanville

Il vous a parlé ?

TÉRIGNI.

Non.

DABLANVILLE.

Fixé dans cette ville,

Je l’ai perdu de vue, et non pas oublié,

Et son fils a des droits sûrs à mon amitié.

TÉRIGNI.

Croyez...

DABLANVILLE.

Mais cet habit un peu plus que modeste

Vous surprend. Vous voyez un exemple funeste

Des revers attachés aux cœurs trop généreux.

Je suis pauvre aujourd’hui, jadis je fus heureux :

Des fourbes, des ingrats m’ont rendu leur victime,

Et que me reste-t-il ? rien, que ma propre estime.

TÉRIGNI.

C’est quelque chose encor.

DABLANVILLE.

Cela ne suffit pas.

TÉRIGNI.

Vous avez rencontré des fourbes ?

DABLANVILLE.

Ici-bas

On en trouve partout.

TÉRIGNI.

Vous fûtes bien à plaindre

Alors ?

DABLANVILLE.

Ah ! j’en réponds.

TÉRIGNI.

Ne dois-je pas les craindre,

Moi, tout neuf dans ce monde, et facile à tromper ?

DABLANVILLE.

Il en est peu vraiment qui puissent échapper ;

Il est tant de fripons dans cette grande ville :

Mais vous avez sans doute un ami sage, habile,

Qui saura vous sauver de ces pièges nombreux ?

TÉRIGNI.

Non. Qu’un pareil ami me serait précieux !

DABLANVILLE.

Mais les gens avec qui vous fîtes le voyage ?

TÉRIGNI.

Qui ? Fabrice et sa sœur ? Nous sommes du même âge,

Et de leçons tous deux ont besoin comme moi.

DABLANVILLE.

Vous avez à Paris d’autres amis, je crois ?

TÉRIGNI.

Madame Saint-Alard, leur estimable tante.

DABLANVILLE.

Bonne femme, à coup sûr.

TÉRIGNI.

Dont la fille est charmante.

DABLANVILLE.

Oui ; mais ce n’est pas là ce qu’il faut tout-à-fait ;

C’est sans instruction, frivole, peu discret.

TÉRIGNI.

Vous croyez ? Mais Clermont vous est connu peut-être ?

DABLANVILLE.

Non.

TÉRIGNI.

Un géomètre.

DABLANVILLE.

Ah !

TÉRIGNI.

Qu’on m’a donné pour maître.

Son nom jusques à vous doit être parvenu ;

Mon père l’aimait fort.

DABLANVILLE.

Ce nom-là m’est connu,

En effet. Oui vraiment. Un grand fonds de science ;

Mais des hommes, du monde a-t-il l’expérience ?

Un savant est-il bien ce qu’il faut maintenant ?

C’est plutôt un ami raisonnable, indulgent.

TÉRIGNI.

Oh ! Clermont est bien loin de la pédanterie.

DABLANVILLE.

Comment ?

TÉRIGNI.

Il a servi longtemps dans le génie.

DABLANVILLE.

Justement, à la fois militaire et savant,

Estimable à coup sûr ; mais est-il au courant

Des usages, des mœurs ?

TÉRIGNI.

On vante sa franchise.

DABLANVILLE.

Vertu qui nous expose à plus d’une sottise.

TÉRIGNI.

Où trouver cet ami prévenant, éclairé ?

DABLANVILLE.

Je ne sais ; dès longtemps du monde retiré...

Je ne puis... Il est vrai que, malgré ma misère,

Plus d’un digne homme encor m’aime et me considère ;

Que vingt maisons pour vous vont s’ouvrir à ma voix :

Je serais si fâché de faire un mauvais choix !

Si j’allais me tromper, voyez ma peine extrême...

Vous me reprocheriez...

TÉRIGNI.

Mais vous, soyez vous-même

Cet ami.

DABLANVILLE.

Moi, jeune homme ! à peine je vous vois,

D’où vous vient cet excès de confiance en moi ?

TÉRIGNI.

N’êtes-vous pas l’ami de notre chère hôtesse ?

DABLANVILLE.

Oui.

TÉRIGNI.

L’ami de mon père ?

DABLANVILLE.

Autrefois.

TÉRIGNI.

La sagesse

Qui brille en vos discours décèle un bon esprit ;

Vous êtes honnête homme, et cela me suffit.

DABLANVILLE.

Vous me flattez ; mais quoi ! je crains si fort la gêne ;

À mon âge, reprendre une nouvelle chaîne !

TÉRIGNI.

Si vous avez trouvé des amis faux, ingrats,

Croyez que Térigni ne leur ressemble pas.

DABLANVILLE.

Voilà précisément quel était leur langage ;

Vous confondre avec eux serait vous faire outrage ;

J’aime à le croire au moins ; votre air, votre candeur

Ont un je ne sais quoi qui vous gagne le cœur :

Oui, du premier coup d’œil vous avez su me plaire,

Et malgré mes serments je suis prêt à tout faire

Pour vous, je le sens trop... Avec quelle chaleur

J’accepte sur-le-champ votre amitié ; d’honneur,

Je ne reconnais plus déjà mon caractère ;

Cette démarche-là ne m’est pas familière ;

Je ne me jette pas à la tête des gens.

TÉRIGNI.

J’en prise d’autant plus ces discours obligeants.

DABLANVILLE, comme se décidant.

Au risque d’être encor trompé, je m’abandonne

Au charme qui m’entraîne ; ah ! j’ai l’âme si bonne !

Cette amitié d’ailleurs est un devoir pour moi ;

Être utile, en tout temps, fut ma première loi ;

Si je vous refusais, je me croirais coupable.

TÉRIGNI.

Quel bonheur !

DABLANVILLE.

Un moment. C’est un lien durable

Qu’il s’agit de former. Il faut donc tous les deux

Avant de nous lier, nous connaître un peu mieux.

Eh bien ! demain passons ensemble la journée,

Qu’à parcourir la ville elle soit destinée ;

Cependant vous pourrez observer mon humeur...

TÉRIGNI.

Et de votre côté vous lirez dans mon cœur ;

Je veux vous confier d’abord mon plan de vie.

DABLANVILLE.

À propos, n’allez pas parler, je vous en prie,

De notre liaison ce soir.

TÉRIGNI.

Pourquoi ?

DABLANVILLE.

Pourquoi ? 

Madame Saint-Alard croit qu’elle peut, sans moi,

Former nos jeunes gens : c’est une petitesse

Qu’il faut lui pardonner ; mais on vient, je vous laisse ;

Dans l’état où je suis je crains de me montrer :

À demain, jeune ami ; j’ose vous l’assurer,

Nous nous amuserons, sans excès, sans scandale ;

Et mêlant au plaisir quelques traits de morale,

Sur les travers humains nous philosopherons.

TÉRIGNI, en lui tendant la main avec amitié.

À merveille ! je vois que nous nous conviendrons.

DABLANVILLE.

N’est-il pas vrai ? Je sors.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

TÉRIGNI, DUMONT, MADAME DUMONT, BEAUPRÉ

 

MADAME DUMONT, parlant de dehors à Justine.

Eh ! non,  ma toute bonne.

Restez ; je ne veux pas qu’on dérange personne ;

Nous attendrons fort bien dans ce salon, je crois.

Beaupré entre, donnant la main à madame Dumont, et Dumont les suit. Madame Dumont apercevant Térigni, et lui faisant une révérence, continue.

MADAME DUMONT.

Monsieur, je vous salue.

TÉRIGNI, très embarrassé de sa contenance, et cher chant cependant à se donner un air libre.

Ah ! madame, c’est moi...

MADAME DUMONT, à Dumont et à Beaupré, en leur montrant Térigni.

Le connaissez-vous ?

BEAUPRÉ, toisant Térigni d’un air fort impertinent.

Non.

DUMONT, lorgnant Térigni.

Ni moi, je vous le jure,

C’est la première fois que je vois sa figure.

MADAME DUMONT.

Il n’est pas mal tourné.

BEAUPRÉ.

Pas mal. L’air un peu sot.

DUMONT, avec dédain.

C’est tout neuf ; vous voyez qu’il n’ose dire un mot.

Pendant tout ce colloque, l’embarras de Térigni a redoublé.

MADAME DUMONT, après un court silence.

Il fait un bien beau temps.

DUMONT.

Aussi les promenades

Étaient pleines, Dieu sait !

BEAUPRÉ.

Mes chevaux sont malades.

MADAME DUMONT.

Pauvres bêtes !

BEAUPRÉ.

J’en suis vraiment désespéré ;

Dans Paris, tout le jour, je me suis vu cloîtré.

MADAME DUMONT.

Madame Saint-Alard pare sa chère fille.

BEAUPRÉ.

Mais n’est-ce pas agir en mère de famille,

De son enfant vouloir rehausser les attraits ?

MADAME DUMONT.

Oui ; mais c’est quelquefois ridicule à l’excès.

BEAUPRÉ.

C’est elle.

 

 

Scène X

 

TÉRIGNI, DUMONT, MADAME DUMONT, BEAUPRÉ, MADAME SAINT-ALARD, AGLAÉ, FABRICE, SOPHIE

 

Fabrice et Sophie sont mis plus élégamment qu’à la première scène.

MADAME DUMONT, à madame Saint-Alard.

Venez donc, venez donc, ma charmante ;

Votre fille aujourd’hui, d’honneur,, est rayonnante.

MADAME SAINT-ALARD.

Pardon, je vous ai fait attendre quelque temps.

En présentant Fabrice et Sophie.

C’est mon neveu, nièce.

AGLAÉ.

Oui, de bien chers parents.

MADAME SAINT-ALARD, en montrant Térigni.

Le jeune Térigni, notre pensionnaire.

DUMONT, avec le plus vif intérêt.

Le fils de Térigni, ce grand propriétaire ;

Monsieur, je suis ravi de vous voir.

BEAUPRÉ, avec le même zèle.

Enchanté

De pouvoir cultiver votre société.

TÉRIGNI, toujours embarrassé.

C’est trop...

MADAME SAINT-ALARD, bas à Térigni.

Ne quittez pas Aglaé, je vous prie ;

De cette attention elle sera ravie ;

Tous ces originaux lui pèsent à mourir.

À demi-voix à madame Dumont et aux autres, mais assez haut pour que Fabrice l’entende.

Des parents ruinés qu’il me faut secourir :

Pour peu qu’on ait un cœur, c’est une jouissance

Que de tendre la main aux siens dans l’indigence.

Fabrice, à ces mots, a de la peine à dissimuler son mécontentement.

BEAUPRÉ.

Le cœur, la bienfaisance... ah ! je vous reconnais ;

C’est bien rare à-présent, et l’on ne vit jamais

Avec tant d’égoïsme aussi peu de morale.

Savez-vous que la hausse aujourd’hui m’est fatale ?

Que je perds dix pour cent sur mes bons de trois-quarts ?

DUMONT.

Ah ! vous avez de quoi réparer ces hasards.

BEAUPRÉ.

Ma fortune se borne à celle de mes pères ;

Je tâche seulement d’arrondir quelques terres.

Le bon repas qu’hier nous fîmes chez Méot !

Quel vin ! quels entremets ! du gibier ! un turbot !

Nous sommes bien nourris, ma foi, dans cette ville.

En sortant j’allai voir le nouveau vaudeville...

Joli... des jeux de mots ; une franche gaîté.

FABRICE, à Aglaé.

Quel est cet homme-là, de grâce ?

AGLAÉ.

Un député.

MADAME DUMONT, toute joyeuse, à madame Saint Alard et à Aglaé.

Vous ne savez pas ?

LAURE, curieuse.

Quoi ?

MADAME DUMONT.

La belle Dorothée.

MADAME SAINT-ALARD, très curieuse.

Eh bien ?

MADAME DUMONT.

Elle divorce.

MADAME SAINT-ALARD.

Est-on plus effrontée ?

AGLAÉ.

C’est affreux ! En public à ce point s’afficher !

MADAME DUMONT.

Elle avait jusque-là pris soin de se cacher.

MADAME SAINT-ALARD.

Son grand benêt d’époux enfin en est donc quitte.

MADAME DUMONT, regardant amoureusement son mari.

À me conduire bien j’ai fort peu de mérite ;

Nous fûmes mariés par inclination ;

Et depuis entre nous point d’altercation ;

N’est-il pas vrai ? tous deux, nous ne formons qu’une âme,

Le divorce à mes yeux à tel point est infâme !...

FABRICE, à madame Saint-Alard.

Cette femme paraît bien aimer son époux.

MADAME SAINT-ALARD, à Fabrice, se cachant pour lui parler derrière son éventail.

Mais elle aime encor mieux son amant, entre nous.

Tous les mots d’Aglaé et de madame Saint-Alard, dits derrière l’éventail, redoublent l’étonnement de Fabrice. La stupéfaction et le dégoût se peignent de plus en plus sur sa figure ; Térigni, au contraire, paraît enthousiasme des bons mots et des saillies de mademoiselle Aglaé. L’attention qu’il lui prête rend de plus en plus Sophie inquiète et pensive.

BEAUPRÉ.

Le vice est aujourd’hui d’une impudence extrême,

D’honneur.

MADAME SAINT-ALARD, bas à Fabrice et à Térigni.

L’entendez-vous ? c’est cet amant lui-même.

N’en parlez pas.

FABRICE.

Pourquoi nous dire un tel secret ?

AGLAÉ.

Excepté le mari, tout le monde le sait.

MADAME DUMONT, à Beaupré, avec l’empire d’une femme aimée.

Donnez donc un fauteuil,, la fatigue m’accable ;

J’ai le genre nerveux à tel point irritable...

AGLAÉ, à madame Dumont, avec intérêt.

Ah ! bon Dieu ! qu’avez-vous ?

MADAME DUMONT, à Aglaé, en lui serrant la main avec affection.

Charmante. J’ai passé

Toute la nuit au bal, et j’ai toujours dansé ;

Mon fils m’a réveillée à son heure ordinaire :

Nourrir est un devoir sacré pour une mère,

J’en conviens ; mais aussi cela nous donne un mal !

FABRICE.

Comment ! vous nourrissez, et vous allez au bal ?

MADAME DUMONT.

Quelquefois.

FABRICE.

Votre enfant ?...

MADAME DUMONT.

Il reste avec sa bonne.

Je sèvrerai bientôt ; car tout cela me donne

Le teint pâle, abattu ; moi, j’en mourrais, d’honneur.

Voyez, je suis déjà changée à faire peur.

DUMONT, à sa femme, avec intérêt.

Songe bien que tu dois conserver une vie

Précieuse à ton fils, comme à moi, tendre amie.

Avec importance, à Térigni.

J’ai connu vos parents autrefois. Oui, les biens

Qu’ils possédaient alors étaient voisins des miens.

Qu’ils sont rares, hélas ! les gens de leur espèce ;

Car, chez qui voyons-nous aujourd’hui la richesse ?

Chez de sots parvenus, chez des hommes de rien,

En débauches sans nombre épuisant tout leur bien :

Des bonnes mœurs, des arts, aucun ne se soucie.

Un orgueil !...

AGLAÉ.

C’est unique, à quel point on s’oublie !

Bas à Fabrice et à Térigni, toujours derrière l’éventail.

Le bruit court qu’autrefois lui-même il fut laquais.

DUMONT.

Aussi nos gens sont-ils plus fripons que jamais.

AGLAÉ.

Ils veulent s’enrichir, ainsi qu’ont fait leurs maîtres.

DUMONT.

Sans madame, un des miens sautait par mes fenêtres.

AGLAÉ, toujours derrière l’éventail.

Il s’avise un peu tard d’être si délicat ;

Il a fait sa fortune aux dépens de l’état.

DUMONT.

C’est que je n’aime pas du tout que l’on me vole.

AGLAÉ.

Mais il aime à voler les autres, lui.

DUMONT.

Ce drôle

Qui ne peut, disait--il, vivre avec cent écus ;

Ils en avaient cinquante autrefois, tout au plus.

AGLAÉ, toujours de même.

Avec un million, lui-même il fait des dettes.

BEAUPRÉ.

Corruption de mœurs, mon cher, des plus complètes :

Mais ne jouerons-nous pas ? le temps est précieux.

MADAME SAINT-ALARD.

Oui-dà.

À Térigni.

Vous en serez.

TÉRIGNI.

Je sais peu tous les jeux...

MADAME SAINT-ALARD.

Ma fille les sait tous. Pour ce soir avec elle

Mettez-vous de moitié.

L’inquiétude de Sophie augmente ; elle écoute avec une avide curiosité.

TÉRIGNI.

Moi ! si mademoiselle

Y consent...

AGLAÉ, d’un ton moitié modeste et moitié agaçant.

Volontiers.

TÉRIGNI, avec galanterie.

Il me sera bien doux

De suivre vos leçons.

BEAUPRÉ.

Eh bien ! donc, venez-vous ?

MADAME DUMONT, à madame Saint-Alard, en s’en allant.

Votre fille a vraiment une mise divine !

Beaupré offre la main à madame Dumont. Dumont offre la main d’un côté à madame Saint-Alard, de l’autre à mademoiselle Aglaé, qui semble piquée de ce que Térigni ne lui offre pas la sienne, et qui sort en prolongeant sur lui un regard expressif. Tous sortent. Térigni va pour les suivre. Sophie le retient.

 

 

Scène XI

 

TÉRIGNI, SOPHIE, FABRICE

 

SOPHIE, d’un air suppliant, à Térigni.

Vous les suivez ? Un mot.

TÉRIGNI.

Mais...

SOPHIE.

Avec ma cousine

Vous allez donc jouer ?

TÉRIGNI.

Cela vous fâche.

SOPHIE.

Non :

Vous l’écoutiez avec beaucoup d’attention.

FABRICE, encore stupéfait.

Parmi tous ces gens-là que d’orgueil, d’impudence !

Quel oubli des devoirs ! et quelle extravagance !

Et ma tante toujours parlant de ses bienfaits ! 

À Térigni.

Et toi, qui jurais tant de ne jouer jamais !

SOPHIE.

Moi qui de votre amour tantôt étais bien sûre,

Je crains tout à-présent ; ses charmes, sa parure,

Et ses mots à l’oreille, et ses coups d’œil secrets :

Vous m’oublierez bientôt, moi, sans art, sans apprêts,

Et qui n’ai pas l’esprit de me moquer des autres.

TÉRIGNI, avec douceur, à Sophie.

Quelles fausses terreurs, ma chère, sont les vôtres ?

Avec un peu d’humeur, à Fabrice.

Je n’ai rien vu non plus de tout ce que tu dis :

Viens, ne nous faisons pas attendre.

FABRICE.

Je te suis ;

Mais, juste ciel ! combien ma surprise est profonde !

Êtes-vous ainsi faits,, honnêtes gens du monde ?

S’il faut juger de tous par ceux que nous voyons,

Tous leurs honnêtes gens sont-ils donc des fripons ?

 

 

ACTE II

 

Cet acte se passe le lendemain matin.

 

 

Scène première

 

DABLANVILLE, un peu mieux mis que le veille, TÉRIGNI, en robe de chambre

 

Dablanville va frapper doucement à la porte de l’appartement de Térigni qui se trouve sur un des côtés du théâtre ; Térigni ouvre.

TÉRIGNI.

Au ! c’est vous ?

DABLANVILLE.

J’attendais avec impatience

Votre réveil, ami.

TÉRIGNI.

Mais quelle prévenance !

DABLANVILLE.

Je n’en puis trop avoir. Qu’êtes-vous devenu

Hier en me quittant ?

TÉRIGNI.

J’ai joué, j’ai perdu.

DABLANVILLE.

Voilà ce que j’ai craint.

TÉRIGNI.

Oh ! perte supportable.

DABLANVILLE.

Ce n’est pas que le jeu ne soit fort agréable,

Quand il est modéré. Vous avez bien dormi ?

TÉRIGNI.

Très bien.

DABLANVILLE.

J’en suis charmé. Quant à moi, jeune ami,

Je me suis occupé toute la matinée

Des moyens d’employer comme il faut la journée.

Les plaisirs ont perdu tout leur charme à mes yeux ;

Mais je sais qu’à votre âge on en est curieux.

Au goût des jeunes gens il faut bien qu’on se prête ;

Et sans regret pour vous je sors de ma retraite.

Un carrosse d’abord est à nous tout le jour,

Et de Paris ainsi nous ferons tout le tour :

Par le cher Tortoni notre course commence ;

C’est pour le chocolat l’homme par excellence :

Nous partons, et de là nous visitons jardins,

Promenades, cafés, boutiques, magasins ;

C’est à Paris qu’on a vraiment ce qu’on souhaite :

Sans doute vous avez à faire quelque emplette ?

N’achetez rien sans moi ; je connais les marchands

Les plus achalandés, les plus honnêtes gens ;

Et d’eux comme de moi je réponds : c’est tout dire ;

Mais vous êtes ici surtout pour vous instruire.

Aussi me suis-je bien gardé de l’oublier.

Vos plaisirs ne m’ont pas occupé tout entier ;

Je vous ai donc choisi des hommes de mérite,

Que pour leur art,, en France, avec honneur on cite :

Demain, maître à danser, et maître d’allemand ;

Après demain, d’escrime, et d’anglais et de chant.

Un savant, mon ami, dirigeant vos lectures,

Doit vous donner au mois livres nouveaux, brochures :

Il a tout des premiers, car il fait un journal.

TÉRIGNI.

Oui, mais n’oublions pas l’article principal.

DABLANVILLE.

Vous êtes à Paris pour les mathématiques,

Je le sais ; nous avons les écoles publiques ;

Et ce vieil officier que vous nommez ?

TÉRIGNI.

Clermont.

DABLANVILLE.

Si dans cette science il est vraiment profond...

C’est ce que d’un coup d’œil je saurai reconnaître ;

Nous pourrons le garder alors pour votre maître :

À propos, aimez-vous à monter à cheval ?

TÉRIGNI.

Mais oui, sans vanité je ne m’y tiens pas mal.

DABLANVILLE.

Nous irons promener demain à Bagatelle ;

C’est des chevaux anglais le rendez-vous fidèle :

Vous aimez la musique ?

TÉRIGNI.

Oui, beaucoup.

DABLANVILLE.

À Feydeau

Je veux vous faire voir cet opéra nouveau.

TÉRIGNI.

Les vers ont toujours fait le charme de ma vie ;

J’ai même en ce moment un plan de tragédie.

DABLANVILLE.

De tous nos jeunes gens ordinaire début.

J’ai des amis discrets, connaisseurs, s’il en fut,

Je vous présenterai...

TÉRIGNI.

Vous me rendrez service :

Moi, je veux vous lier avec le cher Fabrice ;

C’est mon ami.

DABLANVILLE.

Dès-lors il est le mien déjà.

TÉRIGNI.

Je vois que dans Paris rien ne me manquera.

Madame Saint-Alard et sa charmante fille

Sont aimables au moins. D’esprit elle pétille

Cette chère Aglaé ; ne le trouvez-vous pas ?

DABLANVILLE, avec beaucoup d’apprêt.

Cette maison pour vous a donc bien des appas ?

TÉRIGNI.

Oui, sans doute.

DABLANVILLE.

Pour vous surtout je la regrette.

TÉRIGNI.

Quoi ! vous la quitteriez ?

DABLANVILLE.

C’est une affaire faite.

TÉRIGNI.

Et c’est au moment même où nous nous connaissons

Qu’il faut nous séparer.

DABLANVILLE.

Oh ! nous nous reverrons.

TÉRIGNI.

Songez qu’à chaque pas vous m’êtes nécessaire.

DABLANVILLE.

Il n’est rien que pour vous je ne sois prêt à faire.

Mais je n’avais ici qu’une chambre du haut.

Ce logement n’est pas du tout ce qu’il me faut ;

Ce qui me conviendrait vraiment, c’est le troisième :

Il est vacant, petit, simple, c’est ce que j’aime.

TÉRIGNI.

Que ne le prenez-vous ? 

DABLANVILLE.

Il est trop cher pour moi,

J’ai tant perdu... pourtant on me paiera, je crois,

Sous quinze jours ; alors je le prendrai sans doute.

Je pourrais emprunter : démarche qui me coûte.

À mes amis je crains si fort d’être importun ;

Hélas ! entre eux et moi jadis tout fut commun.

TÉRIGNI.

Ah ! ne m’enlevez pas le plaisir si facile

De pouvoir à mon tour, ami, vous être utile.

DABLANVILLE.

Plaît-il ? vous prétendez.

TÉRIGNI.

Si vous me refusez,

Puis-je accepter les soins que vous me proposez ?

Mes intérêts seront plus blessés que les vôtres,

Si cet appartement est occupé par d’autres.

DABLANVILLE.

J’entends ; mais pensez donc... D’ailleurs il est bien tard,

J’ai déjà pris congé.

TÉRIGNI.

Madame Saint-Alard

Se félicitera de vous garder chez elle,

Et c’est moi qui lui veux en porter la nouvelle.

DABLANVILLE.

Vous savez pratiquer l’amitié, je le vois ;

Mais puis-je...

TÉRIGNI.

On vient. C’est elle.

DABLANVILLE.

Au moins, c’est malgré moi.

TÉRIGNI.

Je me charge de tout.

 

 

Scène II

 

DABLANVILLE, TÉRIGNI, MADAME SAINT-ALARD

 

MADAME SAINT-ALARD.

Que vois-je ? Dablanville

Avec vous !

TÉRIGNI.

Oui, madame, un homme fort utile,

Mon ami.

MADAME SAINT-ALARD.

Votre ami !

TÉRIGNI.

Qui voulait nous quitter ;

Mais je sais les moyens de le faire rester.

MADAME SAINT-ALARD.

Je ne puis revenir de ma surprise extrême.

TÉRIGNI.

Vous n’avez pas encor loué votre troisième ?

MADAME SAINT-ALARD.

À l’instant même on vient de me le demander.

TÉRIGNI.

Et moi, pour notre ami je songe à le garder.

MADAME SAINT-ALARD.

Comment ! mais le loyer...

TÉRIGNI, à demi-voix.

Chut, j’en fais mon affaire,

Trop heureux d’obliger un ami de mon père.

MADAME SAINT-ALARD, de plus en plus surprise.

Quoi !...

Tirant à part Térigni.

Souffrez avec vous que je cause un instant.

DABLAINVILLE, passant entre les deux.

Mon ami, la voiture est là qui nous attend,

Et vous n’êtes pas prêt !

MADAME SAINT-ALARD.

Quoi ! vous sortez ensemble !

Voulant toujours tirer à part Térigni.

Écoutez-moi.

TÉRIGNI.

Pardon. Paris, dit-on, rassemble

Mille trésors divers, mille objets précieux ;

Il s’offre à contenter mes désirs curieux.

À madame Saint-Alard.

Ah çà ! tout est conclu.

À Dablanville.

Vous gardez le troisième :

Attendez-moi, je suis à vous dans l’instant même.

Il sort.

 

 

Scène III

 

MADAME SAINT-ALARD, DABLANVILLE

 

DABLANVILLE, regardant aller Térigni avec intérêt.

Bon jeune homme ! il n’est pas de cœur comme le sien. 

Avec importance, en se rapprochant de madame Saint-Alard.

Vous ne vous doutiez pas que nous fussions si bien.

MADAME SAINT-ALARD, stupéfaite.

En moins d’un jour s’en être emparé de la sorte !

DABLANVILLE.

Vous ne me parlez plus de me mettre à la porte.

MADAME SAINT-ALARD.

Courage ; à mes dépens, allons, égayez-vous.

DABLANVILLE.

De la belle Aglaé quand devient-il l’époux ?

MADAME SAINT-ALARD.

Plaît-il ?

DABLANVILLE.

Mais oui, sur lui n’avez-vous pas d’avance,

Tendre mère, formé des projets d’alliance ?

MADAME SAINT-ALARD.

Eh ! quand cela serait, qui pourrait m’en blâmer ?

DABLANVILLE.

Un tel plan doit vous faire encor plus estimer ;

Une femme qui cherche à marier sa fille !

Cher et dernier devoir des mères de famille.

MADAME SAINT-ALARD.

D’autres ont des projets beaucoup moins innocents.

DABLANVILLE.

Prenez donc garde ; on peut avoir besoin des gens. 

Il est à moi; sur lui vous voyez mon empire ;

Croyez-moi, nous pouvons nous aider, ou nous nuire :

Aidons-nous.

MADAME SAINT-ALARD.

Vous aider ? on peut ouvrir les yeux

De ce jeune homme.

DABLANVILLE.

Eh ! non, rien de plus dangereux :

Sur moi s’il vous échappe une vérité dure,

Je prendrai ma revanche alors avec usure.

À votre âge, ignorer ainsi vos intérêts !

Nous n’avons tous les deux que d’honnêtes projets ;

Vous convoitez un gendre, et moi je cherche à vivre.

Voyons de bon accord quelle marche il faut suivre.

MADAME SAINT-ALARD, moitié fâchée, moitié en riant.

Le fourbe, comme il met les choses à profit !

DABLANVILLE.

Mais convenez que j’ai vraiment un bon esprit.

Quelque rancune enfin pourrait m’être permise ;

Hier vous me chassiez avec une franchise...

Il répugne à mon cœur de bouder mes amis.

Ah ça, de bonne foi, nous voilà donc unis ?

MADAME SAINT-ALARD.

La bonne foi toujours fut dans mon caractère.

DABLANVILLE.

Je le sais ; moi, je crois notre union sincère :

Nous avons intérêt à ne pas nous tromper.

MADAME SAINT-ALARD, avec confiance.

Aux charmes d’Aglaé pourra-t-il échapper ?

DABLANVILLE.

Impossible : quelle est cette jeune personne

Arrivée avec lui ?

MADAME SAINT-ALARD.

Ma nièce.

DABLANVILLE.

Je soupçonne

Qu’il nous cache pour elle un tendre attachement.

MADAME SAINT-ALARD.

Vous aurait-il déjà confié...

DABLANVILLE.

Non vraiment,

Sur elle il a gardé le plus profond silence.

MADAME SAINT-ALARD.

Oh ! ce n’est tout au plus qu’une amitié d’enfance ;

Ma fille vaut bien mieux : c’est une vérité

Qu’on peut lui faire entendre ; et moi de mon côté...

DABLANVILLE.

Oh ! je ne taxe pas votre reconnaissance.

MADAME SAINT-ALARD.

Comment ?

DABLANVILLE.

Je m’en rapporte à votre conscience.

Le bien environner est un point important :

D’un ami de son père il parlait à l’instant ;

Clermont ?

MADAME SAINT-ALARD, très effrayée.

Ciel ! jusqu’ici nous suivrait-il encore ?

Ce Clermont n’a-t-il pas un fils ?

DABLANVILLE.

Mais je l’ignore.

MADAME SAINT-ALARD.

C’est lui, n’en doutons pas ; qu’il n’entre pas ici.

DABLANVILLE.

Mais il sait que chez vous vous avez Térigny.

Serait-il bien prudent de lui fermer la porte ?

Il pourrait soupçonner...

MADAME SAINT-ALARD.

Au moins faisons en sorte

Qu’il ne puisse entrevoir ni ma fille ni moi.

DABLANVILLE.

Fort bien ; mais s’il vous plaît, d’où vous vient cet effroi ?

MADAME SAINT-ALARD.

Cet effroi ? point du tout et je n’ai rien à craindre :

Mais de cet homme-là j’ai sujet de me plaindre.

Un philosophe, un ours, sans éducation ;

Instruit , si vous voulez ; mais du plus mauvais ton ;

Qui nous nuirait beaucoup. Empêchez qu’il ne puisse

Dominer Térigni.

DABLANVILLE.

Bon ! le petit Fabrice ?

MADAME SAINT-ALARD.

Autre sot dont il faut le détacher aussi.

DABLANVILLE.

Alors il est à nous tout entier. Le voici ;

Tenez votre parole, et je tiendrai la mienne.

 

 

Scène IV

 

MADAME SAINT-ALARD, DABLANVILLE, TÉRIGNI, habillé

 

TÉRIGNI.

Pour courir croyez-vous que cet habit convienne ?

DABLANVILLE.

Oui, fort bien. Nous parlions de l’aimable Aglaé.

TÉRIGNI.

Bien aimable en effet.

MADAME SAINT-ALARD.

Je vous ai confié

Ce que je crains pour elle, honnête Dablanville.

TÉRIGNI.

Quoi donc ?

MADAME SAINT-ALARD.

Que de longtemps son cœur ne soit tranquille.

DABLANVILLE.

Qu’importe si son choix, digne amie, est heureux ?

Songez plutôt combien il vous est glorieux

De voir en elle, avec tant d’attraits et de grâces,

Un zèle aussi louable à marcher sur vos traces.

La voici. Cet éloge est-il exagéré ?

MADAME SAINT-ALARD.

Que devant elle au moins il soit plus modéré.

 

 

Scène V

 

MADAME SAINT-ALARD, DABLANVILLE, TÉRIGNI, AGLAÉ

 

TÉRIGNI, à Dablanville.

Je la trouve aujourd’hui, mon cher, encor plus belle.

MADAME SAINT-ALARD, à sa fille.

Que venez-vous chercher ici, mademoiselle ?

AGLAÉ.

Ma mère, je venais...

MADAME SAINT-ALARD.

Eh bien ! elle rougit,

Et l’on dirait qu’elle a pleuré toute la nuit ;

Depuis hier vraiment elle n’est plus la même :

Qu’as-tu donc, mon enfant ? tu sais combien je t’aime.

AGLAÉ.

Ah ! croyez que je porte un cœur reconnaissant.

MADAME SAINT-ALARD.

Parle-moi ; ton chagrin en sera moins cuisant...

Comme surprenant des regards d’intelligence entre Aglaé et Térigni, et voulant rompre la conversation.

Mais, messieurs, vous ayez à courir dans la ville :

Rentrons : l’appartement est à vous, Dablanville.

AGLAÉ, étonnée.

Quoi ! pour lui tant d’égards ?...

MADAME SAINT-ALARD.

Honnête et malheureux,

Dablanville est sans doute estimable à vos yeux ;

Car en vous de tout temps on a su reconnaître

Un cœur sensible.

AGLAÉ.

Ah ! oui ; trop sensible peut-être.

MADAME SAINT-ALARD.

Plaît-il ?... Retirons-nous, ma fille. Ah ! Térigni,

Je me félicitais de vous loger ici ;

Je n’aurai pas sujet de m’en plaindre, j’espère ;

Mais hélas ! excusez les craintes d’une mère.

Elle sort avec sa fille.

 

 

Scène VI

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE

 

TÉRIGNI.

Qu’entend-elle par là ?

DABLANVILLE, ricanant.

Soyez de bonne foi,

Un tel langage est clair pour vous comme pour moi.

Elle vous regardait en sortant, la petite !

Et sa mère à nos yeux qui la soustrait bien vite...

Jusqu’à présent j’avais admiré sa froideur :

Il ne faut qu’un instant pour décider un cœur.

TÉRIGNI.

Vous croyez...

DABLANVILLE.

Qu’on vous aime.

TÉRIGNI.

Allons donc.

DABLANVILLE.

Les novices

Peuvent seuls se méprendre à de pareils indices.

TÉRIGNI.

Peut-être vous m’allez taxer de vanité ;

De croire à cet amour je fus souvent tenté.

DABLANVILLE.

Ah ! vous l’aviez donc vue ?

TÉRIGNI.

À Nancy, chez sa tante.

DABLANVILLE.

Ah ! sa conduite alors devient moins surprenante.

TÉRIGNI.

Savez-vous qu’elle est bien.

DABLANVILLE.

Grâces, vertus, appas...

TÉRIGNI.

Ainsi, vous l’estimez beaucoup.

DABLANVILLE.

J’en fais grand cas.

TÉRIGNI.

Moi, de même.

DABLANVILLE.

L’estime est loin de la tendresse.

TÉRIGNI.

Oui ; mais...

DABLANVILLE.

Pauvre Aglaé ! son état m’intéresse.

TÉRIGNI.

C’est Fabrice ; changeons, s’il vous plaît, d’entretien.

 

 

Scène VII

 

DABLANVILLE, TÉRIGNI, FABRICE

 

TÉRIGNI, allant au-devant de Fabrice.

C’est toi ; tu vois l’ami de ta tante et le mien ;

Un homme avec lequel je te réponds d’avance

Que tu seras charmé de faire connaissance.

À Dablanville.

Entre nous deux vos soins peuvent se partager.

DABLANVILLE.

Il suffit que cela puisse vous obliger.

TÉRIGNI.

Tu ne peux pas encor t’imaginer, Fabrice,

Combien un tel ami peut nous rendre service ;

C’est un homme formé par l’âge et le malheur,

Bien fait par son esprit, par son excellent cœur,

Son savoir éminent, sa sagesse profonde,

Pour guider un jeune homme arrivant dans le monde.

FABRICE.

Et comment tant d’esprit, de vertu, de talent

Se trouvent-ils connus par toi dans un instant ?

DABLANVILLE.

Par excès d’amitié ce jeune homme me flatte ;

Je vois avec plaisir qu’il n’a pas l’âme ingrate.

FABRICE.

Et comment par les nœuds d’une étroite amitié

Avec lui tout-à-coup vous trouvez-vous lié ?

DABLANVILLE.

Si par de longs chagrins mon humeur est aigrie,

Mon cœur est jeune encor. C’est une sympathie

Que je ne conçois pas, qui soudain m’a séduit ;

Le même attrait vers moi l’avait déjà conduit,

Et c’est le fondement d’une amitié durable.

FABRICE.

Quoi ! pour un inconnu... que je crois estimable,

Se prendre tout-à-coup de belle passion !

Mais chaque mot ajoute à ma confusion :

De ce pays, bon Dieu, que les mœurs sont étranges !

DABLANVILLE, un peu piqué.

Je ne demande pas, jeune homme, vos louanges ;

Mais soyez moins léger à condamner les gens,

Surtout ceux que leur âge a dû rendre prudents ;

Du monde voulez-vous bannir la confiance ?

TÉRIGNI.

D’un jeune homme daignez excuser l’ignorance.

DABLANVILLE.

Je l’excuse ; j’ai cru lui devoir cet avis.

Je dis la vérité toujours à mes amis.

TÉRIGNI.

Tu l’entends ; avec lui jamais de flatterie.

DABLANVILLE.

Jamais.

FABRICE.

Mais permettez que je me justifie...

DABLANVILLE.

De quoi ? Les jeunes gens ne sont pas obligés...

Votre surprise annonce un cœur sans préjugés...

Et je suis si jaloux d’acquérir votre estime...

La probité, l’honneur, voilà ce qui m’anime...

Et... nous en parlerons, mon cher, en d’autres temps ;

Car nous avons à voir, ce matin, des marchands...

Tout Paris ; c’est qu’il est d’une haute importance

Qu’avec des gens instruits il fasse connaissance.

Vous entendez fort bien que les hommes fameux

De moi sont tous connus ; il en est surtout deux ;

L’un, guerrier réformé, c’est le brave Derlange ;

L’autre, Favel l’auteur : il écrit comme un ange.

TÉRIGNI.

Mais Fabrice, je crois, peut nous accompagner.

DABLANVILLE.

Sans doute... mais alors il faudra nous gêner ;

Le carrosse est étroit, et tient juste deux places.

FABRICE.

Quand il en tiendrait plus, je vous rends mille grâces ;

Je ne veux aujourd’hui sortir qu’avec ma sœur.

TÉRIGNI, troublé à ce dernier mot.

Avec ta sœur ! Pardon... crois qu’au fond de mon cœur

Son image aujourd’hui s’est déjà retracée ;

Mais tant de soins divers occupent ma pensée !

FABRICE.

Tu ne partiras pas sans lui dire bonjour.

DABLANVILLE.

Mon ami la verra sans doute à son retour ;

Pourquoi la déranger ? elle est à sa toilette,

Et si nous voulons faire une course complète...

FABRICE.

Passe au moins chez Clermont ; il ne serait pas bien

D’oublier...

DABLANVILLE.

Ce fameux mathématicien ;

Mais se conduisit-on jamais de cette sorte ?

Chez ce Clermont pourquoi faut-il qu’il se transporte ?

C’est au maître à venir chercher son écolier.

FABRICE.

J’aurais cru le contraire.

TÉRIGNI.

Oh ! chez lui, le premier,

Je veux me présenter ; mais demain. Le temps presse,

Et dans mon autre habit j’ai laissé son adresse.

 

 

Scène VIII

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE, FABRICE, CLERMONT

 

CLERMONT.

Le jeune Térigny loge en ces lieux, je crois ;

Faites-moi le plaisir de m’indiquer...

TÉRIGNI.

C’est moi.

CLERMONT.

Vous ! touchez là, mon cher , et que je vous embrasse.

TÉRIGNI.

Je ne sais...

CLERMONT.

Attendez, que je vous voie en face ;

Oui, de mon pauvre ami voilà bien tous les traits ;

Sur l’algèbre avec lui comme je disputais !

TÉRIGNI.

Comment ?

CLERMONT.

Je fus, trente ans, l’ami de votre père,

Et je serai bientôt celui du fils, j’espère :

On me nomme Clermont.

TÉRIGNI.

Clermont ! je suis ravi

De vous voir.

FABRICE.

Dès longtemps, ami de Térigny,

Je brûle aussi de faire avec vous connaissance.

DABLANVILLE, à part.

Ah ! voilà ce Clermont, fameux par sa science.

CLERMONT, à Fabrice.

Fabrice est votre nom ; madame Térigny

M’annonçait à-la-fois son fils et son ami :

J’aurais bien attendu chez moi votre visite ;

Mais ne vous voyant pas, ma foi, j’accours bien vite ;

Je n’ai pu résister à mon empressement.

DABLANVILLE.

Et cette attention le flatte infiniment ;

Vous auriez pu venir un peu plus tôt peut-être.

CLERMONT.

Plus tôt !

DABLANVILLE.

Oui.

CLERMONT.

Je n’ai pas l’honneur de vous connaître,

Vous...

DABLANVILLE.

Moi, je vous connais de réputation.

TÉRIGNI.

Avec mon père il eut quelque relation.

CLERMONT.

Cela se peut. Parlons de votre aimable hôtesse ;

Ne pourrai-je la voir ?

DABLANVILLE.

Pour affaire qui presse

Elle vient de sortir, et même pour longtemps.

CLERMONT.

Ah ! tant pis. Votre mère, en termes fort pressants,

À moi vous recommande ; a-t-elle donc pu croire

Que Térigny jamais sortît de ma mémoire ?

De mon meilleur ami n’êtes-vous pas le fils ?

Tant qu’il vivra, corbleu ! Clermont vous est acquis.

TÉRIGNI.

Je suis on ne peut plus touché...

DABLANVILLE, bas à Térigni.

Le temps se passe.

TÉRIGNI, bas à Dablanville.

Oui ; mais comment...

DABLANVILLE, bas à Térigni.

Deux mots, et je vous débarrasse.

Haut à Clermont.

Honnête homme, souffrez que je m’unisse à vous ;

Développons son cœur et dirigeons ses goûts.

J’entends de tous côtés vanter votre science ;

Plusieurs maîtres déjà sont retenus d’avance :

Pour vos leçons quel jour, s’il vous plaît, prendrons-nous ?

CLERMONT.

Pour mes leçons ! quel jour ! Pour qui me prenez-vous ?

DABLANVILLE.

Oh ! ne vous fâchez pas.

TÉRIGNI.

Bon Dieu ! quel ton sévère !

FABRICE.

Faut-il absolument te flatter pour te plaire ?

CLERMONT.

Lorsque je viens, d’après le vœu de vos parents,

Jeune homme, vous offrir mon amitié, mon temps,

À me voir mieux reçu j’avais droit de m’attendre.

DABLANVILLE, bas à Térigni.

De lui seul on dirait que vous devez dépendre !

CLERMONT.

Vous-même, répondez.

DABLANVILLE, bas à Térigni.

Mais quel ton exigeant !

Voulez-vous qu’il vous mène encor comme un enfant !

TÉRIGNI.

Non, certes.

FABRICE.

Il a raison. J’approuve sa colère.

TÉRIGNI.

Je sais bien qu’en tout point tu me seras contraire.

CLERMONT.

Mon ton est un peu dur, j’en conviens ; mais pourquoi,

Quand je m’adresse à vous, cet air sec avec moi ?

Pourquoi ne me parler que par un interprète ?

Vous m’êtes déjà cher, et je vous le répète :

Votre mère de vous fait un portrait charmant ;

Ne le démentez pas dès le premier moment.

DABLANVILLE, prévenant Térigni qui allait répondre.

Ne perdons pas de temps, mon ami, l’heure avance.

Nous n’avons pas voulu du tout vous faire offense ;

Mais dans ce moment-ci nous sommes si pressés !

Mille pardons, ce soir, ou demain repassez ;

J’aime à croire qu’alors nous pourrons nous entendre.

CLERMONT.

Vous sortez ?

DABLANVILLE.

Il le faut.

FABRICE.

Ne peux-tu pas attendre ?

DABLANVILLE.

Pas possible, d’honneur.

TÉRIGNI, à Clermont.

De grâce, excusez-moi,

Je vous laisse tous deux.

À Fabrice.

Et je compte sur toi

Pour lui faire sentir...

DABLANVILLE, en confidence avec Clermont.

C’est que, lorsqu’il arrive,

La curiosité d’un jeune homme est si vive !

Comme il sait que je suis répandu dans Paris,

Peut-être il me préfère à ses autres amis :

Pour ne pas excuser une telle conduite

Vous avez trop de sens. Serviteur, je vous quitte.

TÉRIGNI, à Clermont, tout en se laissant entrainer par Dablanville.

Vous viendrez donc ce soir ; mais non, chez vous j’irai ;

Si j’eus un tort, bientôt il sera réparé.

Mille excuses encor ; sans adieu, cher Fabrice.

Il sort avec Dablanville.

FABRICE, le suivant jusqu’à la porte.

Un moment serait-il un si grand sacrifice ?

CLERMONT.

Bon ! le voilà bien loin.

 

 

Scène IX

 

CLERMONT, FABRICE

 

FABRICE.

Autant que vous, surpris...

CLERMONT.

Cette mère me fait l’éloge de son fils !...

FABRICE.

Ah ! d’un tel procédé son cœur n’est pas coupable ;

J’en accuse cet homme empressé, serviable,

Qui, pour mieux s’en saisir, semble l’avoir guetté. 

CLERMONT.

Il paraît qu’il n’a pas bien longtemps résisté.

FABRICE.

Mais vous le reverrez bientôt tel qu’il doit être ;

Vous seul alors serez et son guide et son maître :

Le père fut longtemps au rang de vos amis,

Vous ne pouvez donc pas abandonner le fils.

CLERMONT.

L’abandonner ! jamais ; mais il me contrarie.

Cet homme qui le tient ; quel est-il, je vous prie ?

FABRICE.

Je ne sais ; moitié fier, et moitié patelin ;

Il parle probité, vertu...

CLERMONT.

C’est un coquin.

FABRICE.

Vous croyez ? Ah ! sauvons Térigni d’un tel piège.

CLERMONT.

Oui, ventrebleu ! je m’offre à diriger le siège.

FABRICE.

Et je ne doute pas que nous ne l’emportions.

Mais expliquez-moi donc ces contradictions,

Cher Clermont ; tirez-moi de ma surprise extrême.

Ce que j’ai déjà vu du monde est un problème :

Hier on nous annonce un grand cercle formé

De tout ce que Paris a de plus renommé.

On s’embrasse, on s’étouffe à force de tendresse,

Et tout bas on médit de celui qu’on caresse ;

En avouant des traits durs, avides, honteux,

On se dit bienfaisant, sensible, généreux :

Pourquoi, déjà si loin de ce qu’ils devraient être,

Ne sont-ils même pas ce qu’ils veulent paraître ?

Cet homme accourt, se dit notre ami : le flatteur

Semble mettre sa joie à nous gâter le cœur.

CLERMONT.

Vous n’avez pas tout vu, jeune homme. Dans ce monde,

Presqu’aussi générale, hélas ! qu’elle est profonde,

La fausseté préside aux conversations,

Dirige les discours, règle les actions ;

Et cette fausseté se nomme politesse :

Vous ne présumiez pas qu’on se trompât sans cesse ;

Vous ignorez la langue et les mœurs du pays.

Pour bien saisir le sens de ces discours polis,

Apprenez à traduire avec intelligence

Ce qu’un homme vous dit, mon cher, en ce qu’il pense ;

Or, tout en n’agissant que pour son intérêt,

Sur un pareil motif chacun est fort discret.

Il en résulte donc qu’on ne se trompe guères

En traduisant toujours les mots par leurs contraires.

FABRICE.

Ainsi donc, tel qui dit s’immoler pour autrui...

CLERMONT.

Cherche à sacrifier tous les autres à lui. 

FABRICE.

À louer votre esprit tel qui toujours s’occupe...

CLERMONT.

Ne voit en vous qu’un sot dont il fera sa dupe.

FABRICE.

Dans ce dédale obscur ne m’abandonnez pas ;

Je m’y perds, si quelqu’un n’y dirige mes pas.

CLERMONT.

Eh bien ! donc, si mon âge et mon expérience

Me donnent quelques droits à votre confiance,

Ce que je puis savoir je vous l’enseignerai.

Les leçons, les conseils que je vous donnerai

Sont ceux que je répète à mon fils, à ma fille ;

Je vous traite déjà comme de la famille :

Puissé-je ainsi traiter avant peu Térigni ;

Mais cependant avec votre imprudent ami

Je m’étais arrangé pour passer la journée :

Dans ma société, quoiqu’elle soit bornée,

On peut trouver encor d’utiles agréments.

Sans doute vous brûlez de voir les monuments,

Les dépôts précieux des arts et des sciences

De cette ville enfin les richesses immenses ;

Je m’offre à vous les faire admirer avec fruit ;

Car si je ne suis pas moi-même fort instruit,

J’ai quelques liaisons aimables et savantes.

Nous allons commencer par le jardin des plantes :

N’y consentez-vous pas ?

FABRICE.

Sans doute, et de grand cœur.

Mais avec nous, je crois, je puis mener ma sœur ?

CLERMONT.

Parbleu ! la promenade en devient plus complète.

FABRICE.

Pauvre sœur ! plus que moi, Térigni l’inquiète.

CLERMONT.

Ils s’aiment en effet ?

FABRICE.

Dès leurs plus jeunes ans.

Térigni l’aime encor ; l’aimera-t-il longtemps ?

Devant ma sœur toujours j’affecte un air tranquille :

Je tremble au fond du cœur, car il est si facile. 

CLERMONT.

Dans le monde, à cet âge, au milieu des flatteurs,

Un amour pur a peu d’empire sur les cœurs :

Mon fils m’a trop appris, par sa folle tendresse,

Jusqu’à quel point on peut égarer la jeunesse :

Une fille et sa mère, avec de beaux dehors,

Avaient su le gagner.

FABRICE.

Juste ciel ! quels rapports !

Pour Térigni sachez d’où naît mon épouvante.

Une femme... Faut-il la nommer ma parente ?

Oui, ma cousine...

CLERMONT.

Eh bien ?

FABRICE.

Mais j’aperçois ma sœur.

CLERMONT.

Chut, de la pauvre enfant respectons la douleur ;

Vous me mettrez au fait ; et contre la cousine

S’il le faut, nous ferons jouer plus d’une mine.

 

 

Scène X

 

FABRICE, CLERMONT, SOPHIE

 

FABRICE.

Ma sœur, voici Clermont, ce respectable ami

Dont nous parlait toujours le père Térigni.

SOPHIE.

J’éprouve en le voyant un plaisir bien sincère.

CLERMONT.

Et moi de même.

SOPHIE.

Eh bien ! il est parti, mon frère.

FABRICE.

Mais avant de partir il m’a parlé de toi.

SOPHIE.

Vraiment ! a-t-il daigné songer encor à moi ?

J’admire en vérité ton heureux caractère :

Térigni nous oublie enfin, la chose est claire,

Et tu le vois avec une tranquillité !

CLERMONT.

Que j’aime son dépit et sa naïveté !

SOPHIE.

Pour la belle Aglaé tenant sa bourse ouverte,

Au jeu comme il a pris pour lui toute la perte !

Il faut qu’elle ait bien peu de cœur pour recevoir...

À table où, tout près d’elle, on prit sain de l’asseoir,

N’as-tu pas remarqué comme, avec complaisance,

Ma tante d’Aglaé vantait le chant, la danse ?

À peine eut-on soupé, qu’il fallut l’écouter.

FABRICE.

Mais à ton tour, pourquoi refuser de chanter ?

Quel caprice, ma sœur !... ta voix a tant de charmes.

SOPHIE.

Chanter, quand j’avais peine à retenir mes larmes !

Bon Dieu ! comme elles sont coquettes à Paris !

CLERMONT.

Oui, c’est le naturel, mon enfant, du pays.

SOPHIE.

Ah ! quand pour contenter leurs passagers caprices,

Elles s’arment ainsi de tous leurs artifices,

Aux cœurs comme le mien blessés d’un trait profond

Elles ne savent pas tout le mal qu’elles font.

CLERMONT.

Calmez-vous ; Térigni vous restera fidèle :

Je suis fort peu galant, ma chère demoiselle ;

Mais avec tant d’attraits, mais avec tant d’amour,

Comment ne pas compter sur un parfait retour ?

FABRICE.

Oui, l’amour, la raison, et Clermont et ton frère

S’uniront, et toujours tu lui resteras chère.

SOPHIE.

Tu le crois ?

FABRICE.

J’en réponds. Allons, plus de soucis.

Monsieur Clermont veut bien nous faire voir Paris ;

Tu vas être à-la-fois étonnée et ravie ;

N’est-ce pas là, ma sœur, une aimable partie ?

CLERMONT.

Nous passerons chez moi, Fabrice, en même temps,

Je veux que vous voyez ma femme, mes enfants.

FABRICE.

Nous serons tous les deux charmés de les connaître ;

N’est-il pas vrai, ma sœur ? venez donc, mon cher maître.

Que n’est-il avec nous ce pauvre Térigni ?

SOPHIE.

Que fait-il à présent ? lui seul nous manque ici.

FABRICE.

Tandis qu’il court avec un flatteur mercenaire,

Nous trouvons un ami dans l’ami de son père.

CLERMONT.

Il sentira bientôt, peut-être à ses dépens,

Qu’on n’est vraiment heureux qu’avec les bonnes gens.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE, FAVEL, DERLANGE

 

DERLANGE.

Il faut absolument que nous dînions ensemble.

FAVEL.

Oui, célébrons gaîment le jour qui nous assemble.

TÉRIGNI.

Mais le puis-je ? à Paris d’hier soir arrivé,

À mes hôtes ce jour doit être réservé.

FAVEL.

Pourquoi donc ? Loin de nous l’étiquette et la gêne.

DERLANGE.

Rien de plus naturel ; un ami vous entraîne.

DABLANVILLE.

Ces dames ont le temps de vous voir en effet :

De votre promenade êtes-vous satisfait ?

TÉRIGNI.

Ce que j’ai déjà vu me transporte, m’enivre !

FAVEL.

Gresset l’a dit ; ce n’est qu’à Paris qu’on peut vivre.

DERLANGE.

Vous n’imaginez pas ce qui vous reste à voir.

FAVEL.

C’est qu’ici le matin n’est rien auprès du soir.

DERLANGE, frappant sur l’épaule de Dablanville.

Votre plus grand bonheur c’est de l’avoir pour guide.

FAVEL.

C’est l’homme qu’il vous faut.

DERLANGE.

Souple, alerte, intrépide.

Il se glisse partout.

FAVEL.

Avec quel agrément

Il fait à ses amis dépenser leur argent.

DABLANVILLE.

J’ai mérité peut-être une telle louange

En vous faisant connaître et Favel et Derlange.

Derlange est plein d’honneur, Favel est plein de goût :

Vous voyez qu’avec eux on peut aller à tout.

TÉRIGNI.

Dans ce café brillant où tous deux nous les vîmes

Mon bonheur me guida.

DABLANVILLE.

Tous deux sont mes intimes.

DERLANGE.

Vous ne connaissez pas le journal de Favel ?

TÉRIGNI.

Non.

DERLANGE.

Il est pétillant de malice et de sel.

FAVEL, remerciant en se rengorgeant.

Ah !

DABLANVILLE.

Le plus grand talent pour rédiger des notes.

FAVEL, se rengorgeant.

Ah !

DERLANGE.

Couplets, bouts rimés, charades, anecdotes.

FAVEL.

Que voulez-vous ? le goût se perd de plus en plus.

Je cherche à le sauver. Lisez mon prospectus.

DABLANVILLE.

Comme il poursuit partout le vice et le scandale !

FAVEL.

Il faut de la décence, il faut de la morale.

DERLANGE.

À l’esprit avez-vous quelques prétentions ?

Lui seul fait et défait les réputations.

TÉRIGNI.

Mais je puis lui montrer mon plan de tragédie.

DABLANVILLE.

Parbleu ! plus d’un auteur lui doit tout son génie.

DERLANGE.

Quelle aimable romance hier soir il nous lut !

DABLANVILLE.

Il ne tiendrait qu’à lui d’être de l’Institut.

FAVEL.

Allons, mon jeune ami, du talent, du courage ;

Travaillez, publiez.

TÉRIGNI.

Si j’ai votre suffrage...

FAVEL.

Eh ! mais, c’est mon métier de prôner mes amis.

L’amitié de Derlange aussi n’est pas sans prix.

DABLANVILLE.

Homme du monde.

FAVEL.

Instruit.

DABLANVILLE.

Une excellente lame.

FAVEL.

Ces jours derniers il s’est battu pour une femme.

DERLANGE.

Faux bruit. Je me suis pris de querelle fort peu,

Une fois dans un bal et deux fois dans un jeu.

Les vrais braves toujours sont doux par caractère.

Jeune homme, si jamais vous avez quelque affaire,

Prenez-moi pour témoin.

DABLANVILLE.

Il ne nous niera pas

Qu’il sait, quand il le veut, bien employer ses pas.

FAVEL.

Protecteur en crédit.

DABLANVILLE.

Excellent militaire.

FAVEL.

Par conséquent très bien auprès du ministère.

DERLANGE, d’un ton capable.

Est-ce que vous voulez obtenir quelque emploi ?

TÉRIGNI.

Eh ! mais...

DERLANGE.

Allons, parlez franchement avec moi :

Mais nous en causerons plus à notre aise à table ;

C’est là qu’on voit vraiment de quoi l’on est capable.

TÉRIGNI.

Eh bien ! soit, j’y consens.

DABLANVILLE.

Quel aimable repas !

Mais que votre Fabrice, entre nous, n’en soit pas.

Vous l’aimez, c’est fort bien, je n’en veux pas médire ;

Mais, moi, je crains les gens qui ne savent pas rire.

Et puis, est-il bien franc ?

DERLANGE.

Ah ! point de fausseté.

TÉRIGNI.

Très franc, mais sérieux...

DERLANGE.

Fi donc, de la gaité.

Et, morbleu, quand on a votre âge, vos richesses,

On rit, on joue, on boit, et l’on a des maîtresses.

TÉRIGNI.

Vous paraissez avoir du goût pour le plaisir.

DERLANGE.

La vie est courte, il faut se presser d’en jouir.

FAVEL.

Eh ! oui ; pour exiger que l’on vive en ermite,

Si l’on n’est pas un sot, on est un hypocrite :

Soyons toujours, sans doute, honnêtes, délicats ;

Mais pour trop vertueux ne nous affichons pas :

Prenons-le tel qu’il est, ce monde ; dans la vie,

Aux mœurs du siècle il faut vraiment que l’on se plie ;

Dans ces frivoles meurs nous fûmes tous nourris ;

Pourquoi donc seriez-vous Spartiate à Paris ?

TÉRIGNI.

Voilà de la raison, de la philosophie.

DERLANGE.

Quand je vous dis que c’est un homme de génie,

Mais pensons au dîner.

FAVEL

Si j’y menais Constant.

DERLANGE.

J’aime ses calembours.

DABLANVILLE.

Esprit, argent comptant.

DERLANGE.

D’ordonner le repas, moi je fais mon affaire.

Nous irons chez Léda ; l’on y fait bonne chère :

C’est là qu’avec ma femme assez souvent je vais.

TÉRIGNI.

Vous êtes marié, cher Derlange ?

DERLANGE.

À peu près.

FAVEL.

C’est ainsi qu’au Caveau, simple et célèbre asile,

Pour châtier les sots, armés du vaudeville,

Se rassemblaient Piron, et Gallet et Collé.

De nos repas je veux aussi qu’il soit parlé.

TÉRIGNI.

Doux espoir qui suffit pour ranimer ma verve.

DERLANGE.

Ah ! vraiment je le crois. En attendant qu’on serve,

Nous pourrons faire un tour au trente-et-un.

FAVEL.

Parbleu !

DERLANGE.

Le connaissez-vous ?

TÉRIGNI.

Non.

DERLANGE.

C’est le plus joli jeu.

Je me fais un plaisir, mon cher, de vous l’apprendre.

FAVEL.

Sous un quart d’heure, ici, nous revenons vous prendre.

Il sort avec Derlange.

 

 

Scène II

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE

 

TÉRIGNI.

Ils sont fort gais.

DABLANVILLE.

Pas vrai ! lestes dans le propos ;

Mais un fonds excellent. Amis sûrs, amis chauds ;

Quoiqu’ils fassent souvent des fautes que je blâme,

Je les aime ; pourquoi ? c’est qu’on n’a pas plus d’âme.

TÉRIGNI.

Vous faites bien. Je suis heureux en amitié.

DABLANVILLE.

Mais en amour aussi. Notre aimable Aglaé...

TÉRIGNI.

Hélas ! en supposant sa passion réelle,

Dois-je m’en réjouir ?

DABLANVILLE.

Comment ! vous déplaît-elle ?

TÉRIGNI.

Ah ! je ne suis que trop sensible à sa beauté.

DABLANVILLE.

D’où vient donc cette crainte ? Est-ce timidité ?

Fi donc ! D’autres que vous la trouvent fort jolie,

Et pourraient...

TÉRIGNI.

Vous croyez ?

DABLANVILLE.

Ah ! point de jalousie ;

Mais croyez-moi, parlez, et plus tôt que plus tard.

TÉRIGNI.

Ah ! pourquoi ?... mais voici madame Saint-Alard.

 

 

Scène III

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE, MADAME SAINT-ALARD, JUSTINE

 

MADAME SAINT-ALARD, entrant par le fond avec Justine, et apercevant Térigni.

Je ne me trompe pas. C’est lui.

À Justine.

Mademoiselle,

Voyez donc ce que fait ma fille.

Apercevant Aglaé qui entre par un des côtés.

Mais c’est elle.

Laissez-nous.

Justine sort.

 

 

Scène IV

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE, MADAME SAINT-ALARD, AGLAÉ

 

MADAME SAINT-ALARD, à Térigni.

Votre absence a duré bien longtemps.

DABLANVILLE.

Vous n’avez pas cessé d’occuper nos instants ;

Oui, tout en admirant cette superbe ville,

Il me parlait de vous.

MADAME SAINT-ALARD.

Est-il vrai, Dablanville ?

À demi-voix à Dablanville, mais assez haut pour que Térigni l’entende.

Sur un point important je veux vous consulter :

C’est un nouvel époux qui vient se présenter

Pour ma fille.

DABLANVILLE.

Je suis à vos ordres, madame.

MADAME SAINT-ALARD, sur le même ton.

Un excellent parti ! je tremble au fond de l’âme ;

C’est mon unique enfant.

DABLANVILLE.

En cette occasion,

Plus que jamais, il faut de la réflexion.

MADAME SAINT-ALARD.

Tenez, voici la lettre, elle est précise et claire.

DABLANVILLE, à Térigni.

Vous permettez, ami ?

À madame Saint-Alard.

Confiance bien chère !

Il emmène madame Saint-Alard sur un côté du théâtre ; ils ont l’air de converser ensemble, et ne font en effet qu’observer ce qui se passe entre Aglaé et Térigni.

AGLAÉ.

Vous paraissez rêveur !

TÉRIGNI, timidement.

Ah ! de grâce, excusez ;

Bien des époux déjà vous furent proposés ;

Il paraît aujourd’hui qu’un nouveau se présente.

AGLAÉ.

À l’accepter je doute encor que je consente.

TÉRIGNI.

De tous ces jeunes gens qui briguent votre cœur

Pas un seul n’a donc pu vaincre votre froideur ?

AGLAÉ.

La jeunesse, à Paris, est perfide ou volage...

J’ai senti ces défauts, surtout dans le voyage...

Où je vous rencontrai pour la première fois.

TÉRIGNI, très vivement.

Comment ! à cette époque auriez-vous fait un choix ?

De grâce, répondez ?

AGLAÉ.

Ma mère nous regarde,

Modérez-vous.

TÉRIGNI, avec timidité.

Eh bien ! en tremblant je hasarde

Une prière.

AGLAÉ.

Quoi ?

TÉRIGNI.

Vous m’allez refuser...

C’est... un mot d’entretien.

AGLAÉ.

Qu’osez-vous proposer ?

 

 

Scène V

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE, MADAME SAINT-ALARD, AGLAÉ, FABRICE, SOPHIE

 

SOPHIE, parlant de la coulisse.

Enfin nous vous trouvons.

TÉRIGNI, s’éloignant d’Aglaé avec précipitation.

Ciel ! qu’entends-je ? Sophie !

SOPHIE, s’apercevant du mouvement de Térigni.

Mais, pardon ; ma présence ici vous contrarie,

Je le vois.

TÉRIGNI.

Point du tout. Vous, nous gêner ! en rien. 

SOPHIE.

Je n’interromprai point un si vif entretien ;

Et quand ma tante, exprès, à l’écart se retire,

Son exemple vaut bien qu’on l’imite et l’admire.

MADAME SAINT-ALARD, se rapprochant avec Dablanville.

Que dites-vous donc là, ma nièce, s’il vous plaît ?

DABLANVILLE, bas à madame Saint-Alard.

Me trompé-je ! Voyez qu’elle l’aime en effet. 

SOPHIE.

Je dis... je n’ose pas dire ce que je pense.

Pendant cette scène, Térigni est fort embarrassé ; Dablanville observe avec soin tout ce qui se passe. Fabrice, un peu en arrière des autres personnages, observe également : à chaque mot d’Aglaé, de Dablanville et de madame Saint-Alard, il semble sur le point de parler, et il doit avoir quelque peine à se contenir.

AGLAÉ.

Notre entretien était de fort peu d’importance :

Nous parlions... poésie... et beaux-arts...

SOPHIE.

En ce cas,

Que plus longtemps encor je ne vous trouble pas ;

Car ces choses me sont tout-à-fait étrangères.

MADAME SAINT-ALARD.

Grâce au ciel, à ma fille elles sont familières.

AGLAÉ.

Je ne me prévaux pas d’un peu d’instruction...

Ma mère a tant soigné mon éducation...

SOPHIE.

L’instruction, sans doute, est un grand avantage ;

Plût au ciel qu’on en fît toujours un bon usage !

Mais pour humilier des cœurs simples et francs,

On tire vanité souvent de ses talents.

AGLAÉ.

Quoi ! seriez-vous jalouse ?

TÉRIGNI.

Y pensez-vous, Sophie ?

Vous mettez une aigreur dans chaque repartie !

SOPHIE, avec dépit, à Térigni.

Défendez-les, quand c’est à vous seul que j’en veux.

MADAME SAINT-ALARD.

Ah ! c’en est trop enfin...

DABLANVILLE.

Calmez-vous toutes deux.

À Sophie.

Est-ce notre amitié pour lui qui vous offense ?

Dans ses nouveaux amis peu de confiance.

Eh ! nous ne voulons tous, mon Dieu ! que son bonheur...

SOPHIE.

Mais comment se fait-il que Fabrice et sa sœur

Par lui soient oubliés, quand il arrive à peine,

Et qu’avec tant d’apprêt loin de nous on l’entraîne ?

DABLANVILLE.

Quoi ! n’est-ce que cela ? causez en liberté :

Justement, par madame à l’instant consulté,

Il faut que sur un point je confère avec elle.

En offrant la main à madame Saint-Alard.

Venez.

MADAME SAINT-ALARD, à Dablanville.

Vous souffririez ?...

DABLANVILLE, bas à madame Saint-Alard.

Fiez-vous à mon zèle.

Il sera bientôt seul, et sur lui j’ai les yeux.

Haut à Térigni.

Mon ami, je viendrai vous reprendre en ces lieux.

MADAME SAINT-ALARD.

Restez, ma nièce, avec votre ami, votre frère ;

Ma fille, suivez-moi.

AGLAÉ, à Sophie.

Je vous laisse, et j’espère

Que vous saurez, après quelques réflexions,

Rendre plus de justice à mes intentions.

Elle sort avec madame Saint-Alard et Dablanville.

 

 

Scène VI

 

TÉRIGNI, FABRICE, SOPHIE

 

FABRICE, après s’être assuré que madame Saint Alard et Dablanville sont partis.

Sommes-nous seuls enfin ? C’est trop longtemps me taire.

Je blâme de ma sœur la trop vive colère :

Elle est juste pourtant. Comment te conduis-tu ?

Comment ce bon Clermont par toi fut-il reçu ?

Pour ces nouveaux amis, soins, accueil, prévenance ;

Et pour nous, abandon, mépris, indifférence :

En un jour, jusques-là si l’on t’a fait venir

Que ne devons-nous pas craindre de l’avenir ?

TÉRIGNI.

Il est fort singulier qu’un homme de mon âge

D’un mentor avec moi prenne ainsi le langage.

Tu crois apparemment valoir bien mieux que moi.

FABRICE.

Point du tout, Térigni. Mon amitié pour toi

Me dicte des avis dont j’ai besoin moi-même.

Si je te parle ainsi, c’est parce que je t’aime.

TÉRIGNI.

Oh ! de tant d’amitié je vous suis obligé.

SOPHIE.

Ah ! Térigni, combien un jour vous a changé !

TÉRIGNI.

Quoi !

SOPHIE.

Je sens au dépit succéder la tristesse.

TÉRIGNI.

Vous pleurez ?

SOPHIE.

Votre amour devait durer sans cesse ;

Cet amour dans lequel je plaçais mon bonheur,

Ingrat, il est déjà bien loin de votre cœur.

TÉRIGNI.

Qui ? moi ? grand Dieu ! cesser de vous aimer, Sophie !

SOPHIE.

Comment de Térigni me croire encor chérie,

Quand son ami, mon frère, est par lui maltraité ? 

TÉRIGNI.

Maltraité ! mais lui-même aussi s’est emporté.

FABRICE.

L’amitié seule...

TÉRIGNI.

Eh bien ! je sens mon injustice ;

Oui j’ai tort avec toi ; pardonne-moi, Fabrice.

FABRICE.

Va, je ne pense pas, ami, comme ma sœur,

Qu’un autre amour déjà soit maître de ton cœur ;

Mais comme elle je vois le but de ma cousine :

Elle veut être aimée, elle est adroite et fine.

Malgré toi de ton cœur on s’aura s’emparer.

Sur ta constance enfin qui peut nous rassurer ?

Hier tu projetais des études immenses ;

Aujourd’hui ce n’est plus qu’au plaisir que tu penses.

À vingt ans on n’a pas de ferme volonté...

Ainsi notre âge, ami, notre facilité,

Comme si ce n’était encor assez des nôtres,

Nous met à la merci des passions des autres.

Riche, avide à-la-fois de gloire et de plaisirs,

Entouré de flatteurs, tourmenté de désirs,

Pour ne pas t’égarer songe à prendre un bon guide ;

Or, il s’en présente un, sûr, éprouvé, solide ;

C’est Clermont : ah ! combien, quand tu le connaîtras,

De ton premier accueil tu te repentiras !

Nous avons déjà vu son honnête famille ;

Son jeune fils, sa femme et sa charmante fille ;

C’est chez lui que ma sœur et moi devons dîner ;

Vois, ne pourrions-nous pas avec nous t’emmener ?

SOPHIE.

Ah ! oui ; cela ferait une aimable partie :

À ce prix avec vous je me réconcilie.

TÉRIGNI.

Avec vous, avec lui, je voudrais, mes amis,

Passer ce jour entier ; mais c’est que... j’ai promis...

SOPHIE.

À qui donc ?

FABRICE.

C’est encor Dablanville, je gage.

TÉRIGNI.

Je n’ai pu me défendre...

SOPHIE.

Ah ! mon Dieu, quel dommage !

FABRICE.

Cet homme une déplaît ; j’ai plus d’une raison

De croire qu’il n’a pas de bonne intention.

TÉRIGNI.

Ah ! par de tels soupçons ne lui fais pas injure ;

Il n’a qu’un seul motif, l’amitié la plus pure.

FABRICE.

Tu le crois ; et vraiment tu n’en manqueras pas

D’amis de cette sorte ; ils naîtront sous tes pas.

Vois son but, à travers sa louange trompeuse ;

Dans cette compagnie élégante et nombreuse,

C’est ainsi que tous deux hier fûmes traités ;

À toi les compliments, à moi les vérités.

Riche, on te fait la cour, et pauvre, on me méprise ;

Je rends grâce à mon sort, ainsi qu’à leur franchise ;

Sur les pièges nombreux dont ils vont t’entourer,

Je leur dois le bonheur de pouvoir t’éclairer.

Si tu ne risquais rien encor que ta richesse !

Songe qu’outre tes biens tu perdras ta jeunesse :

Moins sensible au remords qu’au moindre trait railleur,

Tu craindras d’avouer un sentiment d’honneur :

Ainsi, pour te payer ton or et tes services,

Ils finiront, mon cher, par te donner leurs vices.

SOPHIE.

Ah ! tu pousses aussi les choses à l’excès ;

À ce point Térigni ne s’oubliera jamais.

TÉRIGNI.

Sophie, eh quoi ! c’est vous qui prenez ma défense !

SOPHIE.

À vous encor, ingrat, méritez-vous qu’on pense ?

Comme mon frère au moins je suis fort en courroux,

Contre cet intrigant qui nous prive de vous.

TÉRIGNI.

Mais chez Clermont je puis vous rejoindre peut-être.

SOPHIE.

Ah ! oui.

TÉRIGNI.

Dites-lui bien que j’ai su reconnaître

Mes torts, et que je veux les lui faire oublier.

SOPHIE.

Moi, j’ai les miens aussi que je veux expier.

Peut-être avec raison ma tante est irritée :

Car enfin sans motif je me suis emportée ;

Et ma tante a vraiment de l’amitié pour moi.

Ma cousine vous aime aisément je le crois ;

Mais d’un pareil amour que puis-je avoir à craindre ?

D’aimer sans être aimée elle est assez à plaindre,

Je veux, à mon retour, obtenir mon pardon.

FABRICE.

Je te reconnais là.

TÉRIGNI.

Votre cœur est si bon !

FABRICE, à sa sœur.

Mais Clermont nous attend, viens.

À Térigni.

Je pars plus tranquille ;

Observe cependant, et crains ce Dablanville.

SOPHIE.

Et venez nous rejoindre.

TÉRIGNI.

Oh ! je vous le promets.

SOPHIE.

Qu’il est doux, entre amis, de faire ainsi la paix !

Fabrice et Sophie sortent.

 

 

Scène VII

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE

 

Térigni reste pensif après le départ de Fabrice et de Sophie. Dablanville qui, pendant la scène précédente, s’est montré de temps en temps avec précaution, entre aussitôt que Térigni est seul, et ne parle qu’après l’avoir observé quelque temps.

DABLANVILLE.

Eh bien ! vous voilà seul ?

TÉRIGNI.

C’est vous.

DABLANVILLE.

Votre Sophie ?...

TÉRIGNI.

À l’instant même, avec son frère elle est sortie.

DABLANVILLE.

Savez-vous que de vous je ne suis pas content,

Vous avez des secrets pour vos amis.

TÉRIGNI.

Comment ?

DABLANVILLE.

Cette Sophie ?

TÉRIGNI.

Eh bien !

DABLANVILLE.

Ses larmes, sa colère,

Votre trouble surtout... Allons, soyez sincère ;

Vous l’aimez ?

TÉRIGNI.

Il est vrai.

DABLANVILLE.

Pourquoi donc, en ce cas,

Près d’Aglaé paraître...

TÉRIGNI.

Ah ! ne m’en parlez pas.

Je ne sais quel penchant vers cette fille aimable

M’entraînait malgré moi ; combien j’étais coupable !

Et voilà devant vous ce qui m’embarrassait.

Brûler pour elle, épris déjà d’un autre objet...

DABIANVILLE.

Auquel vous paraissez attaché ?...

TÉRIGNI.

Pour la vie.

DABLANVILLE.

Et pourquoi donc vous taire avec moi, je vous prie ?

Après mon amitié, mon dévouement pour vous,

Cette réserve-là n’est pas bien entre nous.

TÉRIGNI.

Pardon.

DABLANVILLE.

Voyez d’ailleurs à quoi cela m’expose.

TÉRIGNI.

Quoi ?

DABLANVILLE.

De votre embarras ne sachant pas la cause,

Par amitié pour vous, pour elle par pitié,

Moi, dans sa passion, j’approuvais Aglaé.

J’avais même déjà fait sentir à la mère

Que c’était pour tous deux une excellente affaire.

Près d’elle maintenant me voilà compromis.

Jeune homme, on n’agit pas de la sorte entre amis.

TÉRIGNI.

Oui, j’ai fait tout le mal, et c’est vous qu’on accuse ;

Quand Sophie à l’instant me trouvant mainte excuse,

Vantait et mon amour et ma sincérité,

Je souffrais d’un éloge aussi peu mérité.

DABLANVILLE.

Et, sans doute, en faisant votre panégyrique,

Sur mon compte l’on s’est permis quelque critique ?

TÉRIGNI.

Je vous ai défendu comme je le devais.

DABLANVILLE.

Je le crois. Cependant combien je m’en voudrais

Si mon attachement de votre cher Fabrice

Allait vous éloigner.

TÉRIGNI.

Il vous rendra justice.

DABLANVILLE.

J’aimerais mieux vous fuir, quoi qu’il pût m’en coûter.

TÉRIGNI.

Que dites-vous ? qui ? vous, songer à me quitter !

DABLANVILLE.

J’aime à vous voir frémir d’une telle menace.

Nous n’en sommes pas là ; mais répondez, de grâce :

Cette jeune personne est pauvre ?

TÉRIGNI.

Elle n’a rien.

DABLANVILLE.

Rien du tout ?

TÉRIGNI.

Ou du moins peu de chose.

DABLANVILLE.

Fort bien ;

Et son frère est jaloux de ses droits sur votre âme ?

Dès qu’à vous on paraît s’attacher, il s’enflamme ?...

TÉRIGNI.

Non ; mais...

DABLANVILLE.

Avec sa sœur, d’accord pour vous cloitrer,

De plaisir on dirait qu’ils veulent vous sevrer.

TÉRIGNI.

Mais qu’en concluez-vous ?

DABLANVILLE.

Rien.

TÉRIGNI.

De la défiance.

DABLANVILLE.

Ma situation me condamne au silence :

Comme un ami perfide, au moins intéressé,

Sans preuves il est vrai, me voilà dénoncé ;

S’il m’échappe sur eux quelque vérité franche,

On dira que je cherche à prendre ma revanche.

Il ne tiendrait qu’à moi, sur leurs propres auteurs,

De faire retomber ces soupçons imposteurs ;

Mais loin de moi toujours ces moyens misérables ;

Non, Fabrice n’est pas de ces amis coupables,

Qui, par pur intérêt, feignent d’aimer les gens.

Le calcul n’est pour rien dans tous ses sentiments ;

Sa sœur n’aime que vous et non votre fortune ;

Elle exerce peut-être une gêne importune :

Pauvre enfant ! elle a craint qu’on ne vous enlevât ;

Effet d’un amour tendre autant que délicat.

Vous voyez que je fais leur éloge moi-même.

Mais écoutez l’avis d’un homme qui vous aime.

Aux tendres nœuds formés par inclination,

Plus qu’aux autres, il faut de la réflexion ;

Ne trompez pas surtout une honnête famille,

Madame Saint-Alard et sa charmante fille ;

Celles-ci ! le soupçon ne les atteindra pas,

Un sordide intérêt n’a point guidé leurs pas ;

Vous savez, comme moi, qu’elles sont dans l’aisance,

Vingt partis excellents briguent leur alliance ;

Par la fille leurs vœux ont été rejetés ;

Vous paraissez enfin ; c’est vous qui l’emportez.

Je ne vois là-dedans qu’amour, délicatesse ;

Ainsi donc elle unit convenance et tendresse.

Beaucoup de gens tout bas vous traiteront de sot,

Si vous y renoncez ; pour moi je n’ai qu’un mot :

Ouvrez-lui votre cœur, mon cher, avec franchise ;

Vous allez lui causer une amère surprise ;

Sachez adroitement ménager sa douleur.

TÉRIGNI.

Ah ! oui ; mais quels combats s’élèvent en mon cœur !

Mon amour dès longtemps déclaré pour Sophie,

Cette Aglaé qu’il faut que je lui sacrifie,

Ces plaisirs que je crains, qui me semblent si doux,

Vos doutes sur Fabrice, et ses doutes sur vous,

Madame Saint-Alard et Clermont et ma mère,

Me pressent à-la-fois en un sens si contraire...

Entre vingt volontés, entre vingt sentiments

Je me trouve froissé ; quels pénibles tourments

Que l’indécision et que l’incertitude !

Et pourtant au milieu de cette inquiétude,

Oui, le vœu que je forme avec le plus d’ardeur,

C’est de rester fidèle à la voix de l’honneur.

DABLANVILLE.

Généreux mouvement ! il honore votre âme ;

Votre indécision n’est pas ce que je blâme :

Voyez quels sont les gens qui vous aiment pour vous, 

Quels sont ceux qui, du sort pour réparer les coups,

Convoitent vos grands biens. Je n’accuse personne ;

Mais près de vous le ton que Fabrice se donne...

D’autres que vous, ma foi, seraient moins patients ;

Enfin, vous saurez tout, mon cher, avec le temps.

J’entends nos deux amis : la gaîté les inspire ;

Pour le moment, mon cher, ne songeons plus qu’à rire.   

 

 

Scène VIII

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE, FAVEL, DERLANGE

 

DERLANGE.

Nous voilà ; nous ferons un repas enchanteur.

FAVEL.

Oh ! rien n’y manquera.

DERLANGE.

Mais vous semblez rêveur ?

TÉRIGNI.

Non.

FAVEL.

À l’œil d’un ami jamais on n’en impose ;

Le mien est clairvoyant : vous avez quelque chose.

DABLANVILLE.

Ne le tourmentez pas, il est fort amoureux.

DERLANGE.

Fi donc ! mauvais début ; rien n’est plus dangereux.

FAVEL.

Les peines de l’amour lui paraissent risibles ;

Mais nous n’en rions pas, nous autres gens sensibles. 

DABLANVILLE.

Entre deux chers objets il faut qu’il fasse un choix.

DERLANGE.

Moi, je les aimerais toutes deux à-la-fois.

DABLANVILLE, ironiquement.

Oui, vraiment ; toutes deux les prendre en mariage !

DERLANGE.

Comment ! il s’agirait d’épouser ! à votre âge !

D’un ridicule affreux vous allez vous couvrir ;

À sa ruine il faut l’empêcher de courir.

FAVEL.

Ma sensibilité, sans mentir, est exquise ;

Je n’en trouve pas moins l’hymen une sottise.

On aime, c’est fort bien, mais on n’épouse point.

DABLANVILLE.

À moins que le parti ne soit riche à tel point.

DERLANGE.

Ce n’est plus passion, alors ; c’est une affaire.

TÉRIGNI.

Mais quand on brûle enfin d’un flamme sincère...

DERLANGE.

Bon Dieu ! vous les aurez beaucoup plus aisément.

TÉRIGNI.

Ah ! c’est trop outrager un sexe intéressant !

DERLANGE.

Voilà nos jeunes gens, défenseurs de nos belles ;

Pour les novices seuls elles font les cruelles.

FAVEL.

Dans le fond, ces vertus qu’on nous prêche toujours

Elles sont, entre nous, bonnes pour le discours.

DABLANVILLE.

Messieurs, votre doctrine est aussi trop commode ;

Et quoique dans le monde elle soit à la mode,

Je vous dirai qu’on peut être inconstant, léger ;

Mais avec la vertu jamais ne transiger...

Parce que la vertu, voyez-vous, c’est la base...

DERLANGE.

Vraiment, j’en fais grand cas ; laisse donc là ta phrase ;

Ce n’est que de l’excès qu’on veut le garantir ;

Des gens trop délicats pourraient le pervertir.

FAVEL.

Il est, pour échapper aux traits du ridicule,

Un point précis où doit s’arrêter le scrupule.

DERLANGE.

Daignez en croire un homme expert en point d’honneur.

FAVEL.

Un homme dans sa feuille inflexible censeur.

DERLANGE.

Oui, mais allons dîner.

TÉRIGNI.

Oui, partons au plus vite ;

Car, ce soir, de bonne heure, il faut que je vous quitte.

On m’attend chez Clermont.

DABLANVILLE.

Ah ! vous irez chez lui !

J’allais vous en parler. Il est tard aujourd’hui.

DERLANGE.

Quel est-il ce Clermont ? quelque parent peut-être ?

DABLANVILLE.

Un véritable ami... qui fait un peu le maître.

DERLANGE.

On ne voit ces gens-là qu’en un besoin urgent.

FAVEL.

Sans doute, quand on veut emprunter de l’argent.

DERLANGE.

Allez, d’une façon beaucoup plus agréable

Nous passerons le temps au sortir de la table.

Venez donc.

 

 

Scène IX

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE, FAVEL, DERLANGE, MADAME SAINT-ALARD

 

MADAME SAINT-ALARD.

Vous partez ?

TÉRIGNI.

Daignez me pardonner.

DABLANVILLE.

Oui, ces deux chers amis nous emmènent dîner.

DERLANGE.

Mais nous vous le rendrons de bonne heure, madame.

MADAME SAINT-ALARD.

Oui, revenez bientôt ; car de vous je réclame

Un entretien ce soir : ma fille n’est pas bien.

TÉRIGNI.

Qu’a-t-elle donc, grand Dieu ?

MADAME SAINT-ALARD.

Grâce au ciel, ce n’est rien.

Après les procédés de ma nièce pour elle,

L’indisposition était bien naturelle.

TÉRIGNI.

Dès que je le pourrai je reviens, et je veux...

FAVEL.

Pour revenir plus tôt quittons vite ces lieux.

DERLANGE.

Partons. Allons, morbleu ! point de mélancolie,

Et songeons à mener une joyeuse vie.

Derlange et Favel emmènent Térigni.

DABLANVILLE, à Derlange et à Favel.

Je vous suis dans l’instant.

 

 

Scène X

 

DABLANVILLE, MADAME SAINT-ALARD

 

DABLANVILLE, à madame Saint-Alard.

Il est en bonnes mains.

L’exemple et tes propos de ces deux libertins,

Mes discours, et surtout le vin, la bonne chère,

De son premier amour vont bientôt le distraire.

Votre fille fera l’objet de l’entretien ;

Comme pour l’enflammer je n’épargnerai rien,

Vous le retrouverez plus souple et plus docile ;

Vous y reconnaîtrez le tact de Dablanville.

Je sors pour travailler à nos communs projets.

MADAME SAINT-ALARD.

Et ma reconnaissance aura de prompts effets.

DABLANVILLE.

Trop heureux d’obliger une honnête famille.

MADAME SAINT-ALARD.

Qu’une mère a de peine à marier sa fille !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

SOPHIE, JUSTINE, entrant chacune d’un côté

 

SOPHIE.

Ah ! Justine, c’est vous ; ma tante est-elle ici ?

JUSTINE.

Sans doute.

SOPHIE.

Avec sa fille ?

JUSTINE.

Oui vraiment.

SOPHIE.

Térigni

N’est pas encor rentré ?

JUSTINE.

Pas encor.

SOPHIE.

Je respire.

JUSTINE.

Qu’avez-vous donc ?

SOPHIE.

Oh ! rien. De moi vous allez rire ;

Mais Térigni tantôt nous avait bien promis !

De venir nous rejoindre ; et... vraiment, j’en rougis...

Moi, ne le voyant pas... j’en étais inquiète :

J’avais tort, je le sens, mais je suis ainsi faite.

JUSTINE.

Je me reconnais là ; car dans mon humble état

J’ai su garder un cœur sensible et délicat ;

Pour servir, il est vrai, moi, je n’étais pas née...

Mais enfin à mon sort je me suis résignée.

Pardon, j’entends madame, et je vous laisse.

Adieu.

Justine sort.

 

 

Scène II

 

SOPHIE, MADAME SAINT-ALARD

 

MADAME SAINT-ALARD, d’un air froid.

Quoi ! ma nièce, déjà de retour en ce lieu !

Comment avez-vous fait pour quitter votre frère ?

SOPHIE.

Il va venir. Ma tante est toujours en colère ?

MADAME SAINT-ALARD.

Vous croyez ?

SOPHIE.

J’en conviens, ce n’est pas sans raison.

MADAME SAINT-ALARD.

C’est fort heureux.

SOPHIE.

Ne puis-je espérer mon pardon ?

MADAME SAINT-ALARD.

Allons, c’est quelque chose encor qu’on reconnaisse

Ses torts, quand on en a. N’en parlons plus, ma nièce ;

De vos malheurs je suis loin de me prévaloir ;

Ce que je fais pour vous est sans doute un devoir ;

Mais, sous tant de rapports je vous suis nécessaire,

Qu’il est du vôtre aussi de chercher à me plaire :

Une jeune personne, et surtout aujourd’hui,

Dans le monde, a besoin d’un guide, d’un appui.

Je vous en servirai volontiers ; je vous aime.

Vous m’offensiez tantôt ; eh bien ! à l’instant même

Je m’occupais pour vous d’un établissement

Que vous ne pouviez point espérer.

SOPHIE.

Moi ! comment ?

MADAME SAINT-ALARD.

Vous avez remarqué cet homme respectable

Que, près de vous, hier, je mis exprès à table ?

SOPHIE.

Qui ? ce vieux ?

MADAME SAINT-ALARD.

Pas si vieux, il n’a pas cinquante ans.

SOPHIE.

Eh bien ?

MADAME SAINT-ALARD.

Votre tournure et vos traits innocents

L’ont frappé ; vous avez enfin fait sa conquête.

SOPHIE, en souriant.

Vraiment !

MADAME SAINT-ALARD.

Mais n’allez pas suivre ici votre tête :

Riche, fort généreux, facile à gouverner,

Au mariage enfin nous pourrions l’amener.

SOPHIE.

Que dites-vous ?

MADAME SAINT-ALARD.

Je sais qu’il faut de la prudence ;

Ayez, pour mes avis, un peu de déférence,

Et je me charge, moi, de cette affaire-là.

SOPHIE.

Non, ne vous donnez pas de peine pour cela.

MADAME SAINT-ALARD.

Et pourquoi donc ?

SOPHIE.

Jugez de mon cœur par le vôtre.

MADAME SAINT-ALARD.

Eh bien ?

SOPHIE.

Puis-je l’aimer, lorsque j’en aime un autre.

MADAME SAINT-ALARD.

Quel autre ?

SOPHIE.

Térigni.

MADAME SAINT-ALARD.

Plaît-il ?

SOPHIE.

Ignorez-vous

Que Térigni doit être avant peu mon époux ?

MADAME SAINT-ALARD.

Vous m’osez soutenir que Térigni vous aime ?

SOPHIE.

Mais oui, depuis longtemps.

MADAME SAINT-ALARD.

Quelle impudence extrême ?

Petite ingrate, ainsi votre esprit envieux

Voudrait nous engager à rejeter ses vœux ;

Aux charmes d’Aglaé vous le savez sensible ;

Allez, votre conduite avec nous est horrible ;

À quoi bon, s’il vous plaît, tous ces beaux sentiments,

Déplacés aujourd’hui, même dans les romans ?

Car ne vous flattez pas qu’il fasse la folie...

SOPHIE.

Eh ! ma tante, pourquoi ce courroux, je vous prie ?

Vous me craignez un peu, puisque vous vous fâchez.

Pour ces bienfaits déjà trop souvent reprochés,

Ils ne pèseront pas longtemps sur moi, j’espère ;

J’attends pour vous quitter le retour de mon frère ;

Et nous vous garderons tous les deux à jamais

Une reconnaissance égale à vos bienfaits.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

MADAME SAINT-ALARD, seule

 

Cela n’a rien du tout, et cela fait la fière ;

Mais nous saurons mener les choses de manière...

Ce Clermont m’inquiète : il est venu les voir.

Il peut... je ne veux plus ici le recevoir ;

Mais pourquoi m’effrayer, quand tout me favorise ?

Ce nom de Saint-Alard au fait me tranquillise.

Il ne le connaît pas : profitons des instants ;

Allons, demain peut-être il ne serait plus temps.

 

 

Scène IV

 

MADAME SAINT-ALARD, DABLANVILLE

 

DABLANVILLE.

Vous voilà ! Nous sortons de table à l’instant même ;

S’il n’aime votre fille, il croit au moins qu’il l’aime.

Un éloge glissé sans affectation

Pour elle a réchauffé son inclination :

Cependant, au moyen d’un honnête artifice,

J’ai su rendre suspects et Sophie et Fabrice :

C’est nous seuls à présent qu’il croit ses vrais amis,

Et le Champagne encore éveille ses esprits.

À rentrer sur mes pas il ne tardera guère,

Vous voyez que je suis un ami chaud, sincère.

MADAME SAINT-ALARD.

Ah ! sans doute.

DABLANVILLE.

Tandis qu’il nous reste un moment,

Ne pourrions-nous pas voir mon nouveau logement ?

MADAME SAINT-ALARD.

J’y consens.

DABLANVILLE.

Je prévois qu’il me sera commode ;

Mais voici Térigni.

 

 

Scène V

 

MADAME SAINT-ALARD, DABLANVILLE, TÉRIGNI, en pointe de vin

 

TÉRIGNI, très gaiment.

Ces hommes à la mode

Sont aimables vraiment. Je me suis amusé.

Madame... mon ami...

DABLANVILLE, à madame Saint-Alard.

Je crois qu’ils l’ont grisé.

Haut.

Eh bien ! ce logement ? allons-y tout de suite.

MADAME SAINT-ALARD.

Volontiers. Venez donc. Pardon si je vous quitte.

TÉRIGNI.

Entière liberté.

DABLANVILLE.

Nous allons revenir.

Il sort avec madame Saint-Alard.

 

 

Scène VI

 

TÉRIGNI, seul

 

Ma foi, vive Paris ! c’est un lieu de plaisir.

Je suis très bien tombé ; cette maison est bonne :

J’y reste ; je voudrais voir la jeune personne ;

J’oserais à présent lui peindre mon amour,

Lui parler, et peut-être obtenir du retour.

 

 

Scène VII

 

TÉRIGNI, AGLAÉ

 

AGLAÉ.

J’ai cru ma mère ici.

TÉRIGNI.

C’est vous ! sort favorable.

AGLAÉ.

Je rentre.

TÉRIGNI.

Restez donc. Que vous êtes aimable !

Que je voudrais penser, je ne m’en flatte pas,

Que le même motif ici guidait nos pas !

J’y suis venu pour vous ; je parlais de vous-même.

Si vous pouviez savoir à quel point je vous aime.

AGLAÉ.

Est-ce à moi, s’il vous plaît, que vous parlez ? Je crois

N’avoir pas donné lieu...

TÉRIGNI.

N’ayez aucun effroi ;

Quand l’instant se présente où je puis vous instruire

Des nobles sentiments que votre vue inspire...

AGLAÉ.

On exprime trop bien ce que l’on ne sent pas ;

Les hommes trop souvent sont des trompeurs.

TÉRIGNI.

Hélas !

Moi trompeur ! quel soupçon ! est-ce moi qui déguise ?

Mon Dieu ! vous le voyez, je suis d’une franchise !

Et mon cœur n’a jamais démenti mes discours.

Tel je suis aujourd’hui, tel je serai toujours.

AGLAÉ.

Eh bien ! s’il est ainsi, si vous êtes sincère,

Vous devez le savoir, je dépends d’une mère ;

C’est elle que d’abord...

TÉRIGNI.

Ah ! vous pouvez penser

Que je suis loin, bien loin de vouloir l’offenser ;

Quand je m’adresse à vous, c’est par délicatesse ;

Je ne veux vous tenir que de votre tendresse.

AGLAÉ.

Que vous êtes pressant !

TÉRIGNI.

Si j’obtiens votre aveu...

AGLAÉ.

Ah ! vous êtes trop sûr de l’obtenir !

TÉRIGNI, se précipitant aux pieds d’Aglaé.

Ah ! Dieu !

Comptez donc à jamais sur l’amour le plus tendre.

AGLAÉ.

Ciel ! si ma mère ici venait à me surprendre !

TÉRIGNI.

Daignez me répéter...

AGLAÉ.

Eh non ! relevez-vous.

 

 

Scène VIII

 

TÉRIGNI, AGLAÉ, MAÐAME SAINT-ALARD

 

MADAME SAINT-ALARD.

Que vois-je ? Térigni, ma fille, à vos genoux !

TÉRIGNI.

C’est sa mère.

MADAME SAINT-ALARD.

Monsieur !

TÉRIGNI.

Au moins daignez m’entendre.

MADAME SAINT-ALARD.

Eh ! comment pourriez-vous songer à vous défendre ?

AGLAÉ.

Mais, ma mère...

MADAME SAINT-ALARD.

Voilà ce que je prévoyais,

Et de ma bonne foi ce sont là les effets.

 

 

Scène IX

 

TÉRIGNI, AGLAÉ, MADAME SAINT-ALARD, DABLANVILLE

 

DABLANVILLE.

D’où vient donc tout ce bruit ?

MADAME SAINT-ALARD.

C’est vous, cher Dablanville.

Votre imprudent ami ; ma fille trop facile...

DABLANVILLE.

Est-il possible ?

MADAME SAINT-ALARD.

Oser avec indignité

Tromper ma confiance et l’hospitalité !

TÉRIGNI.

Ah ! d’un pareil projet me croyez-vous capable ?

Loin de moi...

MADAME SAINT-ALARD.

Mais ma fille est encor plus coupable.

Rentrez, mademoiselle.

AGLAÉ.

Ah ! Térigni.

MADAME SAINT-ALARD.

Rentrez.

TÉRIGNI.

Mais...

MADAME SAINT-ALARD.

Ne nous suivez pas.

TÉRIGNI.

Au nom du ciel ! souffrez.

DABLANVILLE.

Il est d’autres partis que peut-être on peut prendre.

MADAME SAINT-ALARD.

Laissez-moi, laissez-moi, je ne veux rien entendre.

 

 

Scène X

 

TÉRIGNI, DABLANVILLE

 

DABLANVILLE.

Que s’est-il donc passé ? Daignez me raconter...

TÉRIGNI.

Je vais, si je la suis, encor plus l’irriter ;

Je n’ai plus qu’en vous seul, ami, quelqu’espérance.

DABLANVILLE.

Vous avez donc commis quelque haute imprudence ?

TÉRIGNI.

Qu’importe ; suivez-les, ne quittez point leurs pas.

DABLANVILLE.

Volontiers ; mais encor, ne m’apprendrez-vous pas ?...

TÉRIGNI.

Je ne vois qu’Aglaé, que sa douleur mortelle ;

J’ai moi seul attiré tous ces malheurs sur elle.

Tâchons de la sauver ; voilà le plus pressé :

Après, vous apprendrez tout ce qui s’est passé.

DABLANVILLE.

Allons... puisque mes soins vous semblent nécessaires,

Je vais... vous connaissez mes principes sévères ;

Ainsi donc, quel que soit au fond l’événement,

N’attendez pas de moi de vil ménagement.

Avec l’honneur, mon cher, jamais je ne compose.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

TÉRIGNI, seul

 

Que dit-il ? Oui, je vois ce que l’honneur m’impose.

Apercevant Fabrice.

Fabrice ! contre moi, tout semble de concert ;

De plus en plus je sens que ma tête se perd.

 

 

Scène XII

 

TÉRIGNI, FABRICE

 

FABRICE.

Chez Clermont, Térigni, nous avions beau t’attendre ;

Ton absence, au surplus, a dû peu nous surprendre :

Nous nous sommes doutés qu’on saurait t’entraîner

Plus que tu ne voudrais peut-être après dîner ;

Et Clermont, toujours plein pour toi d’un zèle extrême,

Pour te voir, en ces lieux, va revenir lui-même.

Ainsi... mais, avec moi, pourquoi cet embarras ?

TÉRIGNI.

De l’embarras ? mais non.

FABRICE.

Ne dissimule pas.

Aurais-tu contre nous conservé quelque ombrage ?

De Dablanville encor je reconnais l’ouvrage.

TÉRIGNI.

Parlez mieux, s’il vous plaît, d’un ami délicat,

Et plût au ciel qu’ici chacun lui ressemblât !

 

 

Scène XIII

 

TÉRIGNI, FABRICE, DABLANVILLE

 

DABLANVILLE, accourant et tirant à part Térigni.

Venez ; c’est votre absence à présent qui l’irrite.

On tremble que déjà vous n’ayez pris la fuite.

D’une mère en fureur craignez le désespoir ;

Mieux que moi vous savez, ami, votre devoir.

C’est à vous de lui rendre et l’honneur et la vie :

Venez, de vous revoir elle sera ravie.

TÉRIGNI.

Ah ! courons.

FABRICE.

Malheureux ? on dresse contre toi

Quelque piège, à coup sûr. Où vas-tu ?

TÉRIGNI.

Laissez-moi.

Je me lasse à la fin d’avoir en vous un maître ;

À mon âge l’on sait se gouverner peut-être ;

Et pour me retenir vos soins sont superflus.

Térigni sort avec Dablanville.

FABRICE, seul et tout stupéfait.

Est-ce un rêve ? Je reste interdit et confus.

 

 

Scène XIV

 

FABRICE, SOPHIE

 

SOPHIE, arrivant au moment où Térigni quitte le théâtre.

N’est-ce pas Térigni que Dablanville entraîne ?

FABRICE.

Lui-même, qui le suit, ma sœur, sans nulle peine.

SOPHIE.

J’apprends au même instant son retour et le tien.

FABRICE.

Ah ! ma sœur, c’en est fait ; de lui n’attends plus rien.

C’est en m’injuriant qu’en ces lieux il me laisse ;

Il ose m’accuser d’une fausse tendresse,

Il ne veut plus, dit-il, que nous le dominions,

Et Dablanville seul règle ses actions.

Est-ce bien Térigni qu’ici je viens d’entendre ?

SOPHIE.

Non, non, ce n’est plus lui ; ton ami le plus tendre,

Tu l’as perdu, mon frère, et moi, moi j’ai perdu

Tout espoir de bonheur ! dis, le reconnais-tu ?

Depuis hier qu’il est dans ce pays funeste,

Et dans cette maison surtout que je déteste :

Mais pourquoi l’intrigant l’éloigne-t-il de nous ?

FABRICE.

Je ne sais, il parlait d’une mère en courroux,

De devoirs à remplir.

SOPHIE.

Serait-il bien possible ?

Ma cousine, avec lui, jouant le cœur sensible,

L’aurait séduit au point... Ah ! si je le croyais,

Sans égard, sans pitié, je la démasquerais :

C’est que tu ne sais pas les propos de ma tante ;

Je sens que de dépit je deviendrais méchante.

 

 

Scène XV

 

FABRICE, SOPHIE, JUSTINE

 

JUSTINE, accourant.

Vous voilà ; savez-vous ce qui se passe ici ?

SOPHIE.

Qu’est-ce donc ?

JUSTINE.

Pour le coup madame a réussi,

Et sa fille à la fin sera donc mariée.

SOPHIE, à part.

Que dites-vous ? Grand Dieu ! je suis toute effrayée.

JUSTINE.

Et fort heureusement ; pour avoir attendu

Quelque temps, Dieu merci, nous n’aurons rien perdu.

SOPHIE.

Mais expliquez-moi donc...

JUSTINE.

Oui, plus d’un mariage

Avait déjà manqué : de là le bavardage.

Aglaé, disait-on, sera fille longtemps ;

Voilà de quoi fermer la bouche aux médisants ;

Le parti d’aujourd’hui valant seul tous les autres,

Rions à leurs dépens comme ils riaient aux nôtres. 

N’est-il pas vrai ?

SOPHIE.

Fort bien. Mais quel est-il enfin ?

JUSTINE.

Elles auront conduit cette affaire grand train ;

Oh ! c’est un compliment qu’il faut que je leur fasse.

Je ne m’attendais pas...

SOPHIE.

Mais répondez, de grâce ;

Ce parti, quel est-il ?

JUSTINE.

Quel est-il ? Votre ami

D’hier soir arrivé.

SOPHIE.

Térigni ?

JUSTINE.

Térigni.

SOPHIE.

Ciel !

JUSTINE.

Il est là-dedans, aux genoux de madame,

La pressant avec feu de couronner sa flamme ;

Dablanville, toujours serviable, obligeant,

Est là, près d’une table assis, et rédigeant

Je ne sais quel papier qui, sans doute, l’engage...

Dédit pour qui des deux rompra le mariage.

Je n’ai fait que passer, et j’ai vu tout cela.

D’autres n’auraient pas eu cette finesse-là ;

Mais moi, peste ! j’ai cru devoir, mademoiselle,

Bien vite vous porter cette bonne nouvelle ;

Plus que nous elle doit vous réjouir encor.

SOPHIE.

Plus que vous !

JUSTINE.

Le futur est votre ami, d’abord ;

Et c’est votre cousine enfin que la future.

Mais voyez donc, voyez quelle heureuse aventure ;

C’est un petit présent qui me revient à moi :

Non que je parle au moins par intérêt ; mais quoi ?

C’est l’usage, on le sait, et par la mariée

Vous ne serez pas, vous, à coup sûr oubliée ;

La chère demoiselle ! elle a le cœur si bon !

Mais je cours annoncer à toute la maison...

C’est vraiment pour nous tous une réjouissance...

Ah çà ! pour quelque temps gardez-moi le silence ;

Ce n’est pas que madame à ses parents bientôt...

Mais voyez-vous, par moi savoir le premier mot,

On trouverait cela peut-être un peu précoce.

Quel bonheur ! Pour le coup nous irons à la noce.

Elle sort.

 

 

Scène XVI

 

FABRICE, SOPHIE

 

FABRICE.

Eh bien ! ma sœur ?

SOPHIE.

Eh bien ! mon frère ?

FABRICE.

Je te plains ;

Je conçois ta douleur par mes propres chagrins.

SOPHIE.

Oui, le premier moment m’a causé quelque peine ;

Mais elle a peu duré ; me voilà bien certaine

Que l’homme que j’aimais est indigne de moi,

Et je ne l’aime plus.

FABRICE.

Tu ne l’aimes plus ? toi ?

SOPHIE.

Non, je suis, je le sens, entièrement guérie ;

Qu’il épouse Aglaé, qu’il l’aime, qu’il m’oublie,

Mon Dieu ! je verrai tout d’un œil indifférent,

Et je ne fus jamais plus calme qu’à présent.

FABRICE.

Calme !

SOPHIE, en pleurant.

J’ai tout-à-fait oublié le parjure ;

Mon cœur est libre, oh oui ! bien libre, je t’assure.

FABRICE.

Puisses-tu dire, hélas ! la vérité, ma sœur !

SOPHIE.

Mais, mon frère, de toi j’exige une faveur.

Quittons cette maison sans délais, je t’en prie.

FABRICE.

Crois-tu que d’y rester plus que toi j’aie envie ?

 

 

Scène XVII

 

FABRICE, SOPHIE, CLERMONT

 

CLERMONT.

Les voilà ; j’étais sûr de les trouver ici.

FABRICE.

C’est vous, Clermont. Eh bien ! nous n’avons plus d’ami.

Avec ardeur il court lui-même dans le piège.

SOPHIE.

Il épouse Aglaé, demain... ce soir... que sais-je ?

FABRICE.

Vous sentez bien qu’il faut que d’ici nous sortions.

SOPHIE.

En quel endroit aller ? hélas ! nous l’ignorons.

FABRICE.

N’importe.

CLERMONT.

Sur ce point, d’abord soyez tranquille.

FABRICE.

Comment ?

CLERMONT.

Chez moi, mon cher, vous avez un asile ;

Ce qui vient d’arriver j’avais su le prévoir,

Et ma femme est déjà prête à vous recevoir.

Mais, s’il vous plaît, pourquoi plier ainsi bagage,

Et laisser après vous votre ami pour otage ?

De la place, morbleu ! ne songez à sortir

Qu’en sachant avec vous le contraindre à partir.

SOPHIE.

Nous, lui parler encor ! avez-vous pu le croire ?

FABRICE.

À l’oublier, Clermont, il va de notre gloire.

CLERMONT.

Laissez là le dépit, écoutez la raison.

Vous verriez de sang froid triompher un fripon !

Des coquettes auraient le prix de leur manège !

Morbleu !quand le jeune homme à qui l’on dresse un piège

Me serait inconnu, dans de pareils combats,

À la neutralité je ne m’en tiendrais pas :

Aux complots des méchants arracher l’innocence,

C’est un devoir ; voilà du moins comme je pense.

Mais, dites-moi, pourquoi là-bas m’affirmait-on

Que vous étiez tous deux absents de la maison ?

FABRICE.

Tous deux !

CLERMONT.

Comme j’étais bien certain du contraire,

Moi, j’ai forcé le poste en brave militaire,

Et j’ai cru démêler dans les yeux du portier

Un trouble, un embarras !

FABRICE.

Mais c’est fort singulier.

SOPHIE.

C’est ma tante qui craint, ici, votre présence.

CLERMONT.

Votre tante devrait me ménager, je pense ;

Et par précaution autant que par égard...

Moi, je ne connais pas madame Saint-Alard.

SOPHIE.

Mais ce nom ne fut pas toujours le sien, mon frère ?

FABRICE.

Non vraiment.

CLERMONT.

Se peut-il ? Ciel ! quel trait de lumière !

Ainsi son premier nom était...

FABRICE.

Dupré.

CLERMONT.

Dupré !

Et sa fille ? Aglaé. Dieu ! tout est avéré :

Mais je n’ai pas le temps d’en dire davantage ;

Adieu.

FABRICE.

Comment ! adieu.

CLERMONT.

De l’espoir, du courage !

Je cours chez moi... mon fils... des papiers importants...

 

 

Scène XVIII

 

FABRICE, SOPHIE, CLERMONT, MADAME SAINT-ALARD, LE PORTIER

 

MADAME SAINT-ALARD, sortant avec le portier d’un cabinet, apercevant Clermont.

Ciel ! c’est bien lui.

Elle rentre avec précipitation dans le cabinet, et Clermont continue.

CLERMONT.

Voilà le siège ouvert, enfants.

Fourbes, vous vous livrez maintenant à la joie,

Mais vous ne tenez pas encore votre proie.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

FABRICE, SOPHIE

 

FABRICE.

Où va-t-il ?

SOPHIE.

Eh ! qu’importe. Hélas ! ce digne ami

Nous rendra-t-il jamais le cœur de Térigni ?

Ah ! pour notre départ préparons tout, mon frère.

FABRICE.

Oui, n’en quittons pas moins cette maison, ma chère. 

SOPHIE.

Plût au ciel que jamais nous n’y fussions entrés !

Tous les deux sortent.

 

 

Scène XX

 

MADAME SAINT-ALARD, LE PORTIER, sortant du cabinet

 

MADAME SAINT-ALARD.

Mes ordres ont été vingt fois réitérés :

Vous le laissez monter.

LE PORTIER.

Eh ! mais, dans sa colère

Il m’eût tué, je crois.

MADAME SAINT-ALARD.

Quel contretemps ! que faire ? 

Tout était terminé. Je n’ai plus qu’un parti ;

De Paris dès ce soir j’emmène Térigni.

Le prétexte à trouver n’est pas bien difficile,

Et d’ailleurs pour m’aider n’ai-je pas Dablanville ?

De sa campagne hier Forlis est revenu,

Et j’en puis disposer, Rien n’est encor perdu.

Si cet homme revient, à l’instant je vous chasse

Vous m’entendez.

LE PORTIER.

Fort bien.

MADAME SAINT-ALARD.

Allons,, un peu d’audace,

Et le succès fût-il pour toujours éloigné,

Il est riche, et du moins le dédit est signé.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

MADAME SAINT-ALARD, DABLANVILLE

 

MADAME SAINT-ALARD.

Ainsi nous l’emmenons ce soir à la campagne ;

Le voilà décidé.

DABLANVILLE.

Moi, je vous accompagne.

MADAME SAINT-ALARD.

Ma fille dans l’instant sera prête à partir.

DABLANVILLE.

Et contre ses amis encor j’ai su l’aigrir.

MADAME SAINT-ALARD.

Je crois qu’ils vont aussi quitter cette demeure ;

J’ai tout su par Justine. Ainsi sous un quart d’heure

Nous ne craindrons plus rien. Mais dites, avec lui

Croyez-vous qu’Aglaé soit bien heureuse ?

DABLANVILLE.

Ah ! oui.

MADAME SAINT-ALARD.

Que fait-il à présent ?

DABLANVILLE.

Il écrit à sa mère ;

De tout ce qui se passe il lui fait un mystère.

Cependant toujours plein des soins les plus touchants,

Il m’a déjà chargé d’aller chez des marchands.

Ne me trahissez pas ; car il veut vous surprendre.

MADAME SAINT-ALARD.

Étonnez-vous qu’on ait pour lui le cœur si tendre,

Il s’agit de choisir peut-être des bijoux,

Des diamants, que sais-je ?

DABLANVILLE.

Enfin rapportez-vous

À mon zèle, à mon goût.

MADAME SAINT-ALARD.

Ah ! oui, cher Dablanville,

Vous nous avez été, sans mentir, bien utile.

DABLANVILLE.

Eh ! mon Dieu ! je n’ai fait que suivre mes penchants ;

Et naturellement j’aime à servir les gens.

MADAME SAINT-ALARD.

Quoi que vous exigiez, comptez sur votre amie.

DABLANVILLE.

Hélas ! un petit bien, les douceurs de la vie,

C’est tout ce que je veux ; j’ai peu d’ambition.

MADAME SAINT-ALARD.

Que ce dédit est fait avec précision !

Mais où l’avez-vous mis après la signature ?

DABLANVILLE, le tirant avec précaution de sa poche.

Il est là, le voici.

MADAME SAINT-ALARD, tendant la main pour le prendre.

Donnez, je vous conjure.

DABLANVILLE, le retirant.

Non pas.

MADAME SAINT-ALARD.

Comment ?

DABLANVILLE.

Deux mots. S’il ne me sert en rien,

Il vous est nécessaire.

MADAME SAINT-ALARD.

Oui, nécessaire.

DABLANVILLE.

Eh bien !

Serait-il fort prudent à moi de m’en défaire ?

MADAME SAINT-ALARD.

Je n’entends pas.

DABLANVILLE.

Pourtant ma phrase est assez claire.

Vous vantiez tout à l’heure, avec effusion,

Mes services, mon zèle. Heureuse occasion

D’exercer envers moi votre reconnaissance !

MADAME SAINT-ALARD.

Ah ! ah ! ?

DABLANVILLE.

M’entendez-vous maintenant ?

MADAME SAINT-ALARD.

Je commence.

DABLANVILLE.

Eh bien donc ! vous plaît-il négocier l’objet ?

MADAME SAINT-ALARD, en s’efforçant de rire.

Oh ! la plaisanterie est charmante, en effet.

Mais doutez-vous de moi ? La demande est si prompte !...

DABLANVILLE.

Aussi ne s’agit-il que d’un léger à-compte.

MADAME SAINT-ALARD, détachant une bague de son doigt.

Si ce brillant pouvait...

DABLANVILLE.

Je suis peu connaisseur.

Du brillant donnez-moi simplement la valeur.

MADAME SAINT-ALARD.

Eh bien ! je vais souscrire un billet en échange.

DABLANVILLE.

Votre nom vaut, sans doute, une lettre de change.

Mais c’est que j’ai besoin de quelque argent comptant.

MADAME SAINT-ALARD.

Mais si je n’en ai pas, mon ami, pour l’instant ?

DABLANVILLE, remettant le papier dans sa poche.

Eh bien ! nous attendrons.

MADAME SAINT-ALARD.

Tout cela nous retarde.

L’acte...

DABLANVILLE.

N’est pas perdu.

MADAME SAINT-ALARD.

Comment ?

DABLANVILLE.

Je vous le garde.

MADAME SAINT-ALARD.

J’étais loin de m’attendre, après tant de bontés...

DABLANVILLE.

Chacun doit ici-bas prendre ses sûretés.

MADAME SAINT-ALARD.

De le garder chez moi quand j’ai la complaisance...

DABLANVILLE.

Je mets un juste prix à votre bienveillance,

Mais dois-je travailler sans fruit ?

MADAME SAINT-ALARD.

Vous me pressez !...

DABLANVILLE.

Voyez quels sentiments purs, désintéressés !

À votre fille, à vous franchement je m’immole ;

Car, en le mariant, moi-même je me vole,

Et s’il restait garçon, notre jeune héros

Me rapporterait plus...

MADAME SAINT-ALARD.

Finissons ces propos.

Cet acte m’appartient ; vous plaît-il me le rendre ?

DABLANVILLE.

Certes : aux conditions que vous venez d’entendre.

MADAME SAINT-ALARD.

Voilà le grand profit d’obliger un fripon.

DABLANVILLE.

Je ne suis pas le seul qui mérite ce nom.

MADAME SAINT-ALARD.

Un personnage vil, sans principes, sans âme.

DABLANVILLE.

Moi, votre honnête ami ! convenez-en, madame,

Notre position diffère de bien peu ;

Nous vivons tous les deux de l’intrigue et du jeu ;

J’ai plus d’esprit peut-être et plus d’effronterie

Mais vous avez plus d’ordre et plus d’hypocrisie.

MADAME SAINT-ALARD.

Fourbe, insolent ! craignez...

DABLANVILLE.

Ah ! voici Térigni.

 

 

Scène II

 

MADAME SAINT-ALARD, DABLANVILLE, TÉRIGNI

 

MADAME SAINT-ALARD, se radoucissant tout-à-coup à l’aspect de Térigni.

Térigni ! Pourquoi donc s’emporter, mon ami ?

Je suis, vous le savez, très vive, Dablanville.

TÉRIGNI.

Qu’est-ce donc ?

DABLANVILLE.

Mais un rien, qu’il est fort inutile

Que nous vous révélions maintenant, n’est-ce pas ?

MADAME SAINT-ALARD.

Très inutile, au fait.

DABLANVILLE.

Souffrez que de ce pas

Je sorte pour finir une certaine affaire.

Adieu, femme estimable, heureuse et tendre mère :

Si par hasard sur moi tombait votre entretien,

Ne vous avisez pas d’en dire trop de bien ;

D’abord je n’ai jamais aimé la flatterie,

Et l’éloge est suspect de la part d’une amie.

Je vole, et je reviens.

Il sort.

 

 

Scène III

 

TÉRIGNI, MADAME SAINT-ALARD

 

TÉRIGNI.

Ami rare !

MADAME SAINT-ALARD.

Oui vraiment :

Mais vous voulez ce soir nous suivre absolument,

Dit-il ? Je vous approuve au reste. Un mariage

Traîne après soi toujours un éclat, un tapage ;

Il vaut mieux, hors Paris, sans bruit le célébrer.

Ainsi, pour le départ, je vais tout préparer ;

Ne tardez pas de grâce à rejoindre ma fille.

Que nous allons former une heureuse famille,

Quand vous aurez serré des liens si charmants !

Qu’il est doux d’établir comme il faut ses enfants !

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

TÉRIGNI, seul

 

Je suis seul. Respirons : quel poids affreux m’oppresse !

Il me semble sortir d’une profonde ivresse :

Quand je songe où j’en suis... Loin de sa volonté,

Par les événements comme on est emporté !

Enfin, cette Aglaé, tendre, aimable, sensible,

Me promet le bonheur... Oui... s’il m’était possible

De perdre tout-à-fait un autre souvenir ;

Et j’ai pu croire... il est trop tard pour réfléchir.

J’ai promis, j’ai signé, je le devais sans doute,

Et je dois achever, quelque effort qu’il m’en coûte :

Mais surtout cachons bien...

 

 

Scène V

 

TÉRIGNI, FABRICE, SOPHIE, tous deux en habits de voyage comme au premier acte, et comme se disposant à partir

 

SOPHIE, à son frère, en lui montrant Térigni.

Mon frère, le vois-tu ?

Me trompé-je ? Il paraît interdit, abattu.

FABRICE.

Comme quelqu’un qui vient de faire une sottise

Dont il sent l’étendue alors qu’elle est commise.

TÉRIGNI.

Qu’entends-je ? Quelle voix ! Sophie ! où me cacher !

FABRICE.

Nous ne venons ici pour vous rien reprocher.

Rassurez-vous.

TÉRIGNI, cherchant à se composer.

De moi tu n’as pas à te plaindre ?

FABRICE.

Nous savons tout.

SOPHIE.

Oui, tout.

FABRICE.

Ne songez point à feindre.

SOPHIE.

Nous voulons, puisqu’enfin il faut nous séparer,

Sur nos vrais sentiments au moins vous éclairer.

Soyez certain d’abord que Sophie et son frère

Ne gardent contre vous ni haine ni colère.

FABRICE.

Vous rompez le premier des nœuds chers, anciens ;

Puissiez-vous être heureux dans vos nouveaux liens !

Personne plus que nous certes ne le désire.

SOPHIE.

Vous faites sagement, même, s’il faut le dire,

De renoncer à moi. Tant que je l’habitai

Ce champêtre séjour que trop tôt j’ai quitté,

Qui vit croître à-la-fois notre amour, notre enfance,

Je croyais... douce erreur de l’inexpérience !

Que le parfait rapport d’âge, d’humeurs, de goûts

Devait suffire seul au bonheur des époux :

J’arrive, et je me vois bientôt désabusée :

D’une fausse amitié par vous-même accusée,

Je vois que par l’exemple et les flatteurs séduit,

De ce monde en un jour vous avez pris l’esprit.

Vous placez dans vos biens le bonheur de la vie ;

Vous ne seriez donc pas heureux avec Sophie ;

Moi-même je dois donc vous rendre votre foi.

TÉRIGNI.

Ah ! je ne suis pas né pour être heureux.

SOPHIE.

Ni moi.

FABRICE.

C’en est assez, ma sœur. Un seul mot, je vous prie,

Que dans ce moment-ci votre cœur nous oublie,

Nous vous le pardonnons, la fortune vous rit ;

Mais si jamais le sort sur vous s’appesantit,

Venez à nous ; j’en veux avoir votre promesse ;

C’est tout ce que j’exige, et dans votre détresse,

Si vous cherchiez ailleurs des consolations,

Voilà ce que jamais nous ne pardonnerions.

TÉRIGNI.

Ah ! Térigni peut-il vous oublier, Fabrice ?

FABRICE.

Adieu donc.

TÉRIGNI.

Vous partez. Un moment... que je puisse

M’expliquer avec vous, et chercher le moyen...

Madame Saint-Alard ! ô ciel !

 

 

Scène VI

 

TÉRIGNI, FABRICE, SOPHIE, MADAME SAINT-ALARD

 

MADAME SAINT-ALARD.

J’arrive bien,

À ce qu’il me paraît.

TÉRIGNI.

Croyez, madame...

MADAME SAINT-ALARD.

Qu’est-ce ?

Encor quelque débat ! vous vous troublez, ma nièce.

SOPHIE.

Qui ? moi ?

FABRICE.

Voulez-vous bien recevoir nos adieux.

MADAME SAINT-ALARD.

Vous partez ?

FABRICE.

Pour jamais, oui, nous quittons ces lieux.

MADAME SAINT-ALARD.

Mais je ne conçois pas par quel caprice étrange...

Eh ! quoi ! lorsqu’avec vous j’en agis comme un ange !...

FABRICE.

Mais de votre maison le fracas et l’éclat

S’accordent mal, je pense, avec notre humble état.

MADAME SAINT-ALARD.

Des fortunes, bon Dieu ! que fait la différence,

Quand les cœurs sont entre eux si bien d’intelligence !

FABRICE.

Vous nous pressez en vain...

MADAME SAINT-ALARD.

Vous voyez, Térigni :

Je fais ce que je peux pour les garder ici.

À partir, dira-t-on que c’est moi qui les force ?

Je ne peux pas non plus les retenir de force.

SOPHIE.

Faites à ma cousine agréer nos adieux,

Et daignez lui porter le plus cher de mes vœux.

Peut-être j’oublierai qu’il me fut infidèle,

Si Térigni du moins est heureux avec elle.

MADAME SAINT-ALARD.

Plaît-il ? Je n’entends pas...

Fabrice et Sophie font un pas pour s’en aller.

 

 

Scène VII

 

TÉRIGNI, FABRICE, SOPHIE, MADAME SAINT-ALARD, CLERMONT

 

Clermont paraît au milieu de plusieurs domestiques, se débattant et entrant malgré eux.

CLERMONT.

Corbleu ! je la verrai.

Pour la seconde fois, malgré vous, j’entrerai.

SOPHIE.

Ciel ! qu’entends-je ?

FABRICE.

Clermont !

MADAME SAINT-ALARD.

Encor Clermont !

TÉRIGNI.

Je tremble.

CLERMONT.

Ah ! je suis enchanté de vous trouver ensemble ;

On a bien de la peine à vous voir, franchement.

Fabrice, vous partiez ? attendez un moment ;

Nous ne partirons pas seuls ; du moins je l’espère.

MADAME SAINT-ALARD, à part.

Que dit-il ? Jusqu’au bout ayons du caractère...

Haut.

Quelque plaisir que j’aie à vous voir, il me faut

Remettre, malgré moi, la visite...

CLERMONT.

Un seul mot.

Ce nom de Saint-Alard fut-il toujours le vôtre ?

MADAME SAINT-ALARD.

Comment donc ?

CLERMONT.

L’an passé, vous en portiez un autre ?

MADAME SAINT-ALARD.

Rien ne peut me forcer à répondre, je crois :

Car enfin de quel droit un étranger chez moi

Me ferait-il subir un interrogatoire ?

CLERMONT.

Ma démarche est hardie, oui, je veux bien le croire ;

Mais quand pour démasquer des fourbes, des méchants,

Tous les moyens permis semblent insuffisants,

L’honnête homme, à propos usant des circonstances,

Franchit, sans balancer, de vaines convenances.

MADAME SAINT-ALARD.

Mais vous prenez un ton...

CLERMONT.

Qui vous effraie ?

MADAME SAINT-ALARD.

En rien.

Mon cœur est calme et pur, mais rompons l’entretien.

TÉRIGNI.

Non, il a commencé, qu’il achève ; eh ! qu’importe !

De mon incertitude il est temps que je sorte.

FABRICE.

Mais que demandez-vous ? le fait est avéré,

Et l’an passé ma tante avait pour nom Dupré.

TÉRIGNI.

Il est vrai ; sous ce nom vous m’en parliez vous-même.

CLERMONT.

Voyez où vous menait votre imprudence extrême ;

Cette femme vantait sa probité, ses biens,

Vous ne lui supposiez que d’honnêtes moyens,

Et d’un premier amour son Aglaé victime,

Vous semblait mériter la plus parfaite estime :

Connaissez votre erreur, connaissez leurs complots ;

Ces grands biens, cet honneur, cet amour, tout est faux.

Les preuves, les voilà.

Il tire avec vivacité de sa poche plusieurs papiers qu’il donne à Térigni, et que celui-ci parcourt avec avidité.

De mon fils avec elle

Cette correspondance entière et bien fidèle ; 

À des joueurs connus ces invitations ;

De créanciers nombreux ces assignations ;

Enfin ce double nom qui n’est qu’un stratagème,

Pour pouvoir m’échapper : lisez, jugez vous-même.

Qu’après avoir sauvé mon fils, je puisse aussi

Le sauver à son tour, le fils de mon ami !

TÉRIGNI.

Grand Dieu !

MADAME SAINT-ALARD.

N’attendez pas que je me justifie ;

J’ai prouvé que je sais braver la calomnie.

Vous, Térigni, sachez remplir votre devoir ;

Je ne m’abaisse pas. jusqu’à faire valoir

Les droits que j’ai sur vous. Non, c’est votre tendresse,

Votre équité, surtout votre délicatesse

Que pour ma fille ici j’ose solliciter.

CLERMONT.

Que dit-elle ? Un moment, pouvez-vous hésiter ?

TÉRIGNI.

Vous ignorez, Clermont, le lien qui m’engage.

 

 

Scène VIII

 

TÉRIGNI, FABRICE, SOPHIE, MADAME SAINT-ALARD, CLERMONT, DABLANVILLE

 

DABLANVILLE, à part, au fond du théâtre.

Ah ! ah ! tous rassemblés.

CLERMONT.

Quel est donc ce langage ?

FABRICE.

C’est ce dédit signé tantôt par Térigni...

CLERMONT.

Un dédit !

MADAME SAINT-ALARD.

Oui, sans doute.

DABLANVILLE, toujours à part.

Ouais ! écoutons ceci.

CLERMONT.

Eh ! qu’importe ? il vous fut arraché par la ruse :

C’est elle, et non pas vous qu’un tel écrit accuse ;

Elle et les siens d’ailleurs ne les connaît-on pas ?

C’est moi qui, le premier, les cite aux magistrats.

DABLANVILLE, toujours à part.

Mauvaise affaire !

CLERMONT.

On crut vous enchaîner.

DABLANVILLE.

Que faire ?

CLERMONT.

Mais perdez, s’il le faut, votre fortune entière,

Plutôt que de former un indigne lien.

TÉRIGNI.

Oui, j’y suis résolu.

DABLANVILLE, s’avançant.

Non, il ne perdra rien.

CLERMONT.

Comment ?

DABLANVILLE.

Remerciez votre ami Dablanville ;

Comme vous, délicat, crédule et trop facile,

À signer ce dédit j’ai pu vous décider ;

Je ne sais quel soupçon m’inspira de garder...

Pour ce qu’elle est, madame enfin s’est fait connaître ;

Je dois donc vous le rendre ; et le voilà.

Il remet le dédit à Clermont.

TÉRIGNI.

Ciel !

MADAME SAINT-ALARD.

Traître !

DABLANVILLE.

Ah ! j’en rougis pour vous, madame Saint-Alard ;

Je ne présumais pas ce trait de votre part.

MADAME SAINT-ALARD.

Ainsi, de mes bontés accablé, l’hypocrite

De ma perte à vos yeux veut se faire un mérite ;

Il se trompe. Avec moi, monstre. je te perdrai ;

À mes persécuteurs moi-même j’apprendrai

Tes vices, tes complots, ta scandaleuse vie,

Et ta bassesse insigne et ta friponnerie.

TÉRIGNI.

Que veut dire ceci ? Dieu ! qu’est-ce que j’entend !

CLERMONT.

Ce que cela veut dire, ô jeune homme imprudent !

Que chacun parle vrai sur le compte de l’autre.

DABLANVILLE.

Ah ! croyez...

CLERMONT.

Je conçois quel tourment est le vôtre ;

L’amour-propre gémit d’avoir été surpris.

TÉRIGNI.

Ciel ! ô ciel ! où sont-ils maintenant mes amis ?

CLERMONT.

Vos amis ? les voilà. C’est Sophie et Fabrice

Qui vous aiment encor malgré votre injustice.

SOPHIE.

Oui, toujours.

TÉRIGNI.

Eh ! comment réparer ?... Non, jamais.

FABRICE.

En nous aimant encor comme tu nous aimais.

DABLANVILLE.

Ne me confondez pas...

CLERMONT.

Paix ! songez à vous taire ;

Je vous connais aussi.

MADAME SAINT-ALARD, à Dablanville.

Vous sortirez, j’espère.

DABLANVILLE, comme implorant l’amitié de Térigni.

Et Térigni me laisse aller sans nul regret...

Allons, c’est un ingrat de plus que j’aurai fait.

Je vous baise les mains.

Il sort.

MADAME SAINT-ALARD.

Il raille encor, l’infâme.

CLERMONT.

Avec ces jeunes gens je pars aussi, madame.

MADAME SAINT-ALARD.

Je ne pourrai jamais lui trouver un mari.

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

TÉRIGNI, FABRICE, SOPHIE, CLERMONT

 

TÉRIGNI, à Fabrice.

Dès demain je m’unis à ta sœur, mon ami.

FABRICE.

Non ; pour elle et pour toi, souffre que je diffère ;

Par la réflexion mûris ton caractère ;

Ne sois pas si léger à choisir tes amis ;

De l’honnête Clermont écoute les avis.

Surtout, d’une manière utile à ta patrie,

Sache employer, mon cher, ta fortune et ta vie ;

Prends un état enfin, et ma sœur est à toi.

CLERMONT.

Venez, en attendant, vous établir chez moi.

L’exemple de ma femme, à cette sœur si chère,

Apprendra les devoirs et d’épouse et de mère,

Et puissé-je à tous deux apprendre par le mien

Ceux de l’homme d’honneur et du vrai citoyen !

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